SIMONE WEIL 1909 - 1943 Un texte
inédit de Bernard Lanza On
est toujours quelque peu embarrassé quand il s’agit d’évoquer le destin, o
combien singulier, de Simone Weil. Comment peut-on dire quelle femme hors du
commun elle a été, sans craindre de la trahir ? A
ce jour, de nombreux ouvrages, biographiques ou généraux, ont été consacrés à
celle qui, citant une phrase d’Eschyle, disait : « Il est bon d’aimer au
point de paraître fou »; les deux plus importants sont peut-être bien
celui de Simone Pétrement, en deux volumes, et celui, tout récent, de
Huguette Bouchardeau, mais il serait injuste d’oublier, ou de sous - estimer
d’autres ouvrages sur des sujets spécifiques, comme celui de Jean-Marie
Muller sur « Simone Weil et l’exigence de la non-violence » (1992),
ou encore celui de Maurice Schumann : « La mort née de leur propre vie :
Gandhi, Péguy, Simone Weil » (1974). Atteindre la vérité Dans
l’introduction de son « Simone Weil » (1995), Huguette Bouchardeau
écrivait : « Simone Weil était dévorée par le désir de vérité et le
désir du partage. Ce serait sans doute la trahir que de vouloir, par quelque
goût malsain pour l’obscur, par quelque insuffisance dans la mise au clair,
réduire le nombre de ceux à qui s’adresse son message. Plus nombreux seront
ses compagnons de route, plus notre temps gagnera en humanité et en grandeur.
Et Simone Weil, même quand la santé et l’espoir de vivre la quittèrent, se
battait pour cela; sauver de la violence et de la sauvagerie les hommes concrets
et la civilisation qu’elle aimait. » Simone
avait été élevée en dehors de toute pratique religieuse; son père était athée
et sa mère ne pratiquait pas la religion juive; dès son adolescence, elle
devait être très attachée au concept de pureté. Elle avait découvert toute la
force de cette notion dans « la contemplation d’un paysage de
montagne », alors qu’elle avait seulement seize ans. Cette pureté
qu’elle revendiquait, c’était aussi le désir de vérité, face à un monde dont
les mensonges lui faisaient horreur. Dès
cette période, Simone Weil considérait avec respect tout ce qui touchait à la
religion, tout ce qui faisait du bien à l’âme. Elle observait, à la fois
curieuse et fascinée, mais tout en demeurant à l’écart de l’Eglise
catholique, pour elle « terre étrange ». L’année de ses seize ans
avait été celle de son entrée en philosophie. Son professeur au lycée Victor
Duruy, où elle préparait le bac, était René Le Senne (1882,1954), un
spiritualiste, auteur d’un « Traité de caractérologie »; il estimait que Simone était l’une des élèves
les plus brillantes qu’il eût rencontré au cours de sa carrière. Pourtant, le
courant ne passait pas très bien entre eux, parce que Simone n’acceptait pas
que Le Senne se permit de coller une « étiquette » sur ses élèves,
par le biais de la caractérologie. L’admiration
qu’elle éprouvait pour son frère aîné, André, par contre, était sans borne.
Les dons indéniables de celui-ci lui firent même croire qu’elle n’était
qu’une « médiocre » lorsqu’elle atteignit ses quatorze ans; mais
bientôt, elle eut une véritable révélation: « Après des mois de ténèbres
intérieures, j’ai eu soudain et pour toujours la certitude que n’importe quel
être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre
dans ce royaume de la vérité réservé au génie, si seulement il désire la
vérité et fait perpétuellement un effort d’attention pour l’atteindre ». Si
l’on souhaite mieux comprendre la vocation de Simone Weil à assumer tout le
malheur du monde, ne doit-on pas soi-même aimer profondément la vérité et
s’efforcer, tout en restant modeste, de la connaître avec obstination ?
Certes, mais une pareille vocation ne peut guère se partager. D’ailleurs,
Simone se sentait « seule, étrangère, et en exil par rapport à n’importe
quel milieu humain sans exception » (Attente de Dieu, pages 60 et 61). Terrible
est la solitude de celle qui a l’impression de marcher sans rencontrer un
seul compagnon sur la route qui mène à son idéal ! Les dix-huit premières
années de son existence, Simone les passa au sein d’une famille heureuse et
aisée; ses parents étaient tendres et attentionnés et firent tout pour
faciliter sa formation intellectuelle et morale. Elle passa son baccalauréat
en 1924 et 1925, avant d’entrer au lycée Henri IV pour y préparer l’entrée à
l’Ecole normale supérieure pendant trois ans. Reçue
au concours de Normale Sup. en juillet 1928, elle y étudia pendant trois
autres années, obtenant l’agrégation de philosophie en juillet 1931. Simone
n’était pas une étudiante docile; si elle admirait son maître Alain, elle
affichait un certain mépris envers d’autres professeurs, se montrant parfois
désinvolte, et surtout elle adorait remettre en cause l’autorité et la
hiérarchie. Le syndicalisme comme outil de liberté Passionnée
pour les idées pacifistes, elle militait pour le « service civil »;
elle participa aussi, au sein d’un Groupe d’éducation sociale, animé par des
élèves d’Alain et un syndicaliste des chemins de fer, Lucien Cancouët, à des
cours à l’usage des travailleurs. Pour
elle, l’objectif de cette instruction était simple : l’éducation ouvrière
doit permettre au pouvoir de changer de camp. Simone
Weil désirait ardemment instruire les travailleurs les plus défavorisés afin
de pouvoir ainsi combattre plus efficacement l’injustice sociale. A se yeux,
la seule lutte qui importât vraiment était bien celle qui opposait le capital
et le travail. Dès
ses dix-huit ans, elle commença à se tourner avec sympathie vers le
syndicalisme, plutôt que vers les partis politiques. Pour elle, le syndicat,
c’était en quelque sorte l’ »outil » qui permettrait aux
travailleurs de « fabriquer leur propre liberté », alors que les
partis politiques, comme les Eglises, par ailleurs, lui paraissaient « n’avoir
d’autre but que d’exister et d’exister le plus possible ». Elle
donna son adhésion à la Ligue des Droits de l’homme qui avait été fondée en
1898, lors de la fameuse affaire Dreyfus, mais elle y milita à sa manière,
très personnelle, insistant surtout pour que la Ligue « règle son action
sur cette supposition que ce qui est juste est possible », et pour
qu’elle « combatte systématiquement les pouvoirs quels qu’ils
soient ». Simone pense que c’est le peuple et lui seul qui doit
« décider des lois », le rôle du gouvernement devant se limiter à
les « exécuter »; quant aux élus politiques, elle souhaite qu’ils
se contentent d’être de simples « contrôleurs », des
« surveillants », placés « entre le peuple qui dit ce qui doit
être et le chef qui exécute ». Ces
débuts de l’engagement social et politique de Simone Weil, issue de la
bourgeoisie et toute entière vouée au peuple, peuvent surprendre à première
vue, mais il faut tenir compte du fait qu’elle n’avait pas encore été
affrontée réellement aux dures réalités, ce qui explique en partie sa
tendance à s’enflammer démesurément pour toutes les causes qu’elle défendait
avec passion. Certes,
il y avait une bonne dose d’utopie dans cet amour effréné du
« peuple », paré de toutes les vertus, mais cette dévotion
quasi mystique envers les
« petites gens » frappait tous ceux qui la rencontraient et qui
l’entendaient affirmer, sans l’ombre d’un doute, que « la Révolution
donnerait à manger à tout le monde ». Dans son activité intellectuelle,
Simone se montrait tout aussi intransigeante. Elle réalisa, avec son diplôme
d’études supérieures, un travail consacré aux notions de « science et
perception chez Descartes ». Elle réfléchit très sérieusement aussi sur
l’idée du « travail », et Simone Pétrement résuma ainsi les premiers
articles que S. Weil fit paraître dans les « Libres Propos », en
1929 : « Par cette théorie du travail, Simone pouvait à la fois
glorifier l’ouvrier et fonder la connaissance sur la morale. Cela justifiait
à la fois sa politique et sa philosophie ». La
conclusion de son premier article était : « La géométrie, comme toute
pensée peut-être, est fille du travail ouvrier ». Celle du second : « Eveillons-nous de
nouveau au monde, c’est-à-dire au travail et à la perception, sans manquer de
courage pour observer cette règle...; rabaisser notre propre corps au rang
d’outil, nos émotions au rang de signes ». Simone
Weil avait déjà une vision tout à fait « démocratique » du savoir,
c’est en tout cas ce que nous apprend Huguette Bouchardeau, précisant :
« une vision qui la portera quand elle sera professeur, qui l’animera
lorsqu’elle élaborera des cours d’université populaire, qui lui fera toujours
rechercher la discussion exigeante avec tous, tant elle est persuadée que
chacun peut accéder à la connaissance ». Au
mois de juillet 1931, après avoir été reçue à l’agrégation de philosophie,
elle fut nommée au Puy, alors qu’elle eût préféré une ville industrielle ou
un grand port. Elle songeait déjà à faire l’expérience de la vie ouvrière à
cette époque, et elle avait participé activement aux travaux des champs
pendant des vacances à la campagne, arrachant les pommes de terre jusqu’à dix
heures par jour, et s’efforçant de nouer des relations d’amitié avec ses
compagnons de travail. Ses parents l’incitaient à se montrer prudente et plus
économe de ses forces, mais Simone ne les écoutait guère, et pratiquait
également plusieurs sports éprouvants, comme le rugby ou l’athlétisme, en
dépit de sa santé fragile et de sa maladresse. Arrivée
au Puy en Velay, pour son premier poste d’enseignante, elle se fit remarquer
bien vite par son non-conformisme vestimentaire, s’habillant toujours très
simplement, sans le moindre souci de coquetterie. Elle travaillait
énormément, rédigeant la préparation de ses cours en y exprimant ses propres
idées, et donnant même des cours supplémentaires gratuits et facultatifs sur
l’histoire des sciences. En
décembre de cette année 1931, Simone tint à accompagner à la mairie du Puy
une délégation de chômeurs qui venaient protester contre le travail humiliant
auquel les contraignait la municipalité de la ville en échange d’une
allocation de misère, et qui consistait à casser des cailloux sur une place
située juste en face du lycée de jeunes filles. Voir
cette jeune femme, professeur, manifester au côté de chômeurs sans ressources,
cela scandalisa, bien sûr, les « bien-pensants », et la presse locale et
régionale ne ménagea pas Simone, allant jusqu’à parler d’ « une
personnalité féminine jouissant d’une situation qui la met à l’abri de la
crise économique ». Simone
était indignée par ces allusions perfides; en outre, elle fut convoquée à
l’inspection académique, qui la menaça de déplacement. Mais les élèves de
Simone Weil se mobilisèrent, et firent signer une pétition de soutien à leur
professeur par leurs parents ,un seul s’était abstenu. Le 4 février 1932,
après une manifestation de la CGTU, Simone est à nouveau la cible de la
presse locale, qui la traite d’agent de Moscou et insiste plutôt lourdement
sur ses origines juives. Quant à l’hebdomadaire « Le Charivari »,
journal satirique illustré parisien, il allait poser une fois encore cette
question qui agaçait Simone : « Pourquoi ne commence-t-elle pas par
partager avec les quarante chômeurs du Puy son traitement qu’on dit
confortable »? Simone, qui
a la passion de partager, y compris l’argent qu’elle gagne, avec les
déshérités, qui ne rêve que de participer en militante, mettant sa peau au
bout de ses idées, aux combats de la classe ouvrière, ne pouvait qu’être
exaspérée par de tels sous-entendus venimeux, et ne pouvait que vomir
pareille polémique, réactionnaire et antisémite. Elle
avait assisté, en septembre 1931, au congrès de la CGT, alors dirigée par
Léon Jouhaux, (la CGTU étant, elle, proche du parti communiste). Elle y était
allée en compagnie de Cancoûet, cet ami cheminot avec qui elle avait donné
des cours. Dans
un texte paru dans les « Libres propos », elle ne se montra pas
tendre envers la CGT socialisante: « Elle ne tend qu’à se conserver. Son
but n’est plus d’agir ou de servir, mais simplement d’exister ». Elle estimait
qu’il était urgent de lutter contre toute division syndicale et de constituer
une grande force ouvrière. C’est à ce moment qu’elle lia connaissance avec
des syndicalistes révolutionnaires chevronnés, Maurice Chambelland, Pierre
Monatte ou encore Daniel Guérin, lesquels attribuaient au syndicat « un
rôle essentiel dans la lutte révolutionnaire pour l’émancipation du
prolétariat » et donnaient au parti
« un rôle auxiliaire et non directeur », contrairement aux
communistes. Les groupements réels Ces
syndicalistes mirent Simone Weil en contact avec le couple Thévenon, de
Saint-Etienne, Urbain et Albertine, des instituteurs syndicalistes. Chaque
semaine, Simone allait faire au moins une fois le voyage du Puy à
Saint-Etienne et deux ans après, celui de Roanne à Saint-Etienne, pour
participer à un cercle d’études organisé à la Bourse du Travail, ou bien
participer à des réunions ou à des manifestations. Simone
avait acquis la conviction que les seuls combats qui étaient susceptibles de
conduire à une authentique transformation sociale étaient ceux menés par ce
qu’elle appelait les « groupements réels » : d’une part, les
associations patronales ou les trusts; d’autre part, les regroupements de
travailleurs sur la base de leur fonction dans la production. L’unité réelle
de la communauté ouvrière lui apparaissait donc comme une condition
indispensable pour que le pouvoir lui revienne. Simone
écrivait de nombreux articles dans les journaux qui voulaient bien lui ouvrir
leurs colonnes. Il est probable que la grande majorité de ces écrits seraient
considérés aujourd’hui comme « gauchistes », car Simone Weil ne
ménageait ni les socialistes ni les communistes, tout en ayant « le
coeur à gauche », c’est évident. Pour
elle, la condition nécessaire, pour que la révolution politique et la
révolution économique deviennent réelles, était que celles-ci « soient
prolongées par une révolution technique qui établira, à l’intérieur même de
la mine et de l’usine, la domination que le travailleur a pour fonction
d’exercer sur les conditions de travail ». Pendant
cette année passée au Puy, Simone adorait provoquer les milieux
« bien-pensants »; elle aimait déplier et lire
« L’Humanité » en public, n’hésitait pas à se montrer narquoise et
parfois insolente avec ses supérieurs de l’Education Nationale, suscitant par
ses propos et comportements des rapports qui étaient adressés au ministère.
On lui reprochait avant tout ses relations trop amicales avec des ouvriers,
mais elle répliquait aussitôt en dénonçant une administration qui en était
encore au régime des castes. Son maître, le philosophe Alain, était plutôt
satisfait de l’attitude frondeuse de Simone, tout en tenant à rappeler que,
selon lui, « l’affranchissement des travailleurs sera l’oeuvre des
travailleurs eux-mêmes ». A
l’occasion du défilé du Premier mai, à Saint-Etienne, elle voulut porter au
moins quelques minutes le drapeau rouge. Elle signifiait ainsi sa joie de
militer, de se rendre utile aux prolétaires, de pouvoir nouer des amitiés
dans le milieu syndical. Ses parents, sans la désapprouver, s’inquiétaient
toutefois de la voir négliger au plus haut point sa santé et son confort
matériel, cela afin de rester fidèle à son idéal de partage et de lutte
sociale; en dépit d’une irritation parfois justifiée, ils ne cessèrent jamais
de lui prouver leur immense tendresse. En
juin 1932, Simone avait demandé sa mutation pour Saint-Quentin mais
l’administration en décida autrement et l’expédia à Auxerre. Cette ville de
province la laissait assez froide, sans doute était-elle trop
« bourgeoise » à son gré; elle se souvenait surtout à cette époque
de son long voyage en Allemagne durant son congé estival. Elle était partie
là-bas, outre-Rhin, pour tenter de mieux faire comprendre ce grand pays qui
la fascinait et qui, près de quinze ans plus tôt, avait été vaincu par la
France. Elle avait beaucoup observé les gens et constaté un réel goût de
l’embrigadement dans les mouvements de jeunesse; elle s’était alarmée,
bien-sûr, des progrès visibles de l’idéologie nazie, dont certains aspects
imprégnaient même la gauche, y compris le Parti communiste. Elle avait été
témoin aussi, de la misère des chômeurs, et de leur désespoir qui risquait de
les entraîner vers le premier « sauveur » venu. Pourtant, elle
voulait encore croire en une possibilité de sursaut révolutionnaire dans
cette Allemagne malade, malgré un syndicalisme qu’elle jugeait bien trop
intégré à l’appareil d’Etat, malgré une social-démocratie trop modérée à ses
yeux. Elle conservait une réelle attirance pour le Parti communiste allemand
qui avait en son sein des militants dévoués et courageux,, mais elle
déplorait leur manque d’expérience et de culture politique, écrivant :
« Un tel parti peut propager des sentiments de révolte, pas se proposer
la révolution comme tâche ». L’espoir était donc bien mince de ravir le
pouvoir au capitalisme et à ceux qui souhaitaient le perpétuer en proposant
des solutions extrêmes et radicales, les fascistes hitlériens. Pendant
son voyage de retour, elle fera un détour par la Belgique, où elle
rencontrera, à Charleroi, un vieux mineur, militant trotskiste. Elle sera
pleine d’admiration pour cet homme, pour ce militant que « n’a pas
corrompu la fréquentation d’intellectuels et de révolutionnaires professionnels ».
Huguette Bouchardeau écrit fort justement : « L’Homme contre
l’Organisation, le travailleur contre le bureaucrate. Ainsi se dessinent les
traits qui marqueront, tout au long de sa vie, sa pensée politique ». La
chaleur de l’amitié, les discussions passionnées entre camarades, tout cela
comptait énormément pour Simone, et elle avait la nostalgie, à Auxerre, de
ses contacts stéphanois, chez les Thévenon, et de ses rencontres allemandes.
Cependant, elle continua à donner des cours supplémentaires d’histoire des
sciences, comme au Puy, et essaya d’intéresser ses élèves à sortir des
sentiers battus et à rédiger des « papiers » personnels sur des sujets
pris hors du programme. Jean Duperray, un instituteur qu’elle avait
connu chez ses amis Thévenon, à
Saint-Etienne, racontait comment un mineur avait un jour interpellé Simone à
la Bourse du Travail, après une conférence, en lui demandant : « Quand
ferons-nous la Révolution ? Je dis : Quand ? » Elle fut un moment
surprise de cette question que, pourtant, elle-même se posait tout le temps.
Son pessimisme sur les chances du mouvement ouvrier lui valut de sévères
critiques. Les militants n’aiment généralement pas que l’on doute de la
victoire de leurs idées; ils craignent que cela soit démobilisateur pour les
camarades de lutte. Pour Simone Weil, la Révolution était un
« travail », « une tâche méthodique que des aveugles ou des
gens aux yeux bandés ne peuvent pas faire ». Le siècle de l’oppression
bureaucratique. La
Révolution est un travail, certes ,
mais quelle forme d’organisation faut-il pour ne pas retomber, comme
toujours, dans la « bureaucratie » ? Elle n’est pas naïve au point
de croire aux vertus de la non-organisation, qui ne peut qu’échouer. Elle
veut militer partout où cela est possible, pour faire avancer la cause de
l’unité. Georges Hourdin, auteur d’une « Simone Weil » (La
Découverte, Paris, 1989), expliquant sa recherche désespérée d’une synthèse
entre réformistes, communistes et anarcho-syndicalistes, écrivait:
« Simone Weil découvrit qu’elle était marginale par rapport à
tous ». Elle
avait compris que la Révolution russe d’Octobre 1917 avait été récupérée par
la dictature stalinienne, et que l’URSS n’était même pas un « état
ouvrier déformé », comme le pensait Trotsky. Elle avait noté également
les nombreuses analogies entre les régimes fasciste et communiste, et elle
citait une phrase de Tomsky, poussé au suicide par les staliniens : « Un
parti au pouvoir et tous les autres en prison ». La
société du XXème siècle était, pour Simone, celle de « l’oppression
bureaucratique ». Son
idée-force était la suivante : « Tout groupe humain qui exerce une
puissance l’exerce, non pas de manière à rendre heureux ceux qui y sont
soumis, mais de manière à accroître cette puissance; c’est là une question de
vie et de mort pour n’importe quelle domination ». La
domination de la bureaucratie lui apparaissait donc comme étant la pire,
puisqu’elle « exclut tout jugement et tout génie et anéantirait
méthodiquement toute initiative, toute culture, toute pensée ». Mais alors, comment faire pour mettre
définitivement en échec le danger bureaucratique, sinon « subordonner la
société à l’individu » ? C’était
bien ainsi que Simone concevait la démocratie, et conséquemment le
socialisme. Trotsky, évidemment, ne pouvait approuver ce qu’il qualifiait
avec mépris de « formule de l’ancien libéralisme, rafraîchie par une
exaltation anarchiste à bon marché ». Vers
la fin de 1932, Simone rencontra Boris Souvarine qui avait activement
participé, en 1920, à la création du Parti communiste français. Il avait
rompu avec le communisme quatre ans plus tard. Une vraie camaraderie,
affectueuse, allait naître, entre deux êtres assoiffés de vérité, deux
intellectuels brillants et plutôt marginaux, attachés d’abord à la liberté. Souvarine
avait lancé, en 1931, une revue : « la Critique sociale », et il
confia à Simone Weil une analyse de la philosophie de Lénine, après quoi elle
écrivit, semaines après semaines, son essai sur l’oppression et la liberté. La condition ouvrière A
la rentrée scolaire de 1933, Simone rejoignit son nouveau poste à Roanne, la
deuxième ville de la Loire; elle était vraiment heureuse de pouvoir reprendre
les contacts avec ses amis Thévenon, ainsi qu’avec tous ceux qui l’avaient
soutenue lorsqu’elle enseignait au Puy. A
la Bourse du Travail de Saint-Etienne, elle fit la rencontre de Jean
Duperray, qui revenait, lui aussi, d’un voyage en Allemagne. Toute sa vie,
Duperray évoquera Simone avec une émotion profonde, décrivant avec force
détails ses efforts maladroits pour devenir humble et pauvre comme ses
compagnons les plus déshérités; il dira son goût de partager, et il parlera
aussi de ces terribles maux de tête, dont Simone souffrira de plus en plus
fréquemment. Au
cours des événements graves qui se déroulèrent à Paris en février 1934,
Simone sembla prendre ses distances et garda le silence. Comme certains de
ses amis qui adhéraient au Comité de vigilance des intellectuels
antifascistes, s’étonnaient de son absence, elle leur expliqua qu’elle avait
pris la décision de se retirer entièrement de toute espèce de politique, sauf
pour la recherche théorique, mais que cela n’excluait absolument pas une
éventuelle participation à un « grand mouvement spontané des
masses ». Pourtant, lorsque ses amis manifestèrent à Saint-Etienne le 12
juin pour s ’opposer à une réunion des « Croix-de-Feu », elle
leur reprocha avec véhémence de ne pas l’avoir avertie. Si elle tenait
tellement à conserver son indépendance, tout en se situant obstinément dans
le camp des opprimés, c’était parce qu’elle n’avait qu’une confiance relative
dans les idées exprimées au sein du mouvement ouvrier. Dans
de nombreux cas, ces idées là lui semblaient bien trop confuses pour être
crédibles. Elle s’opposait vigoureusement au mythe de la guerre libératrice,
estimant que la seule morale politique qui vaille était la résistance à
« l’appareil administratif, policier et militaire » quel que fût le
nom sous lequel celui-ci se présentait : démocratie, socialisme ou fascisme.
« La révolution, écrivait-elle, après la lecture du roman de Malraux,
« La condition Humaine », n’a de sens que comme moyen; si la fin
poursuivie est vaine, le moyen perd sa valeur. D’une manière générale, rien
n’a de valeur dès lors que la vie humaine n’en a pas ». En
ces années 1933-34, Adolf Hitler avait pris le pouvoir en Allemagne, et la
gauche, en France, préparait déjà l’avènement du Front Populaire. Simone Weil
devenait de plus en plus pessimiste, y compris à propos des organisations
syndicales, où « les ouvriers sont aux mains des bonzes, qui n’ont
pourtant d’autres moyens que leurs fonctions bureaucratiques ». « J’ai oublié que je suis un professeur agrégé En vadrouille dans la classe ouvrière » Toutefois,
elle s’apprêtait à prendre une décision, pour elle d’une importance capitale
: entrer en usine. Devenir ouvrière, pour mieux comprendre ce monde du
travail qui la fascinait, et surtout pour penser plus justement. Mais elle
n’agissait pas ainsi dans le but de participer à une sorte d’aventure
révolutionnaire, comme le firent, après les événements de Mai 1968, ces
étudiants qui militaient dans les groupes gauchistes, particulièrement
maoïstes, en « s’établissant » dans les entreprises, sans grand
succès d’ailleurs. Durant
l’année scolaire 1934-35, Simone avait obtenu un congé de l’Education nationale.
Elle passa neuf semaines à Alsthom, quatre semaines aux Ets. J.J. Carnaud, à
Boulogne-Billancourt, et un peu plus de deux mois chez Renault avant de
réintégrer son administration en Octobre, à Bourges. C’était
bien peu de temps pour une expérience qui se voulait exemplaire, pourrait-on
penser en se voulant contestataire. Peut-être, mais ces quelques mois de
travail en usine lui avaient tout de même beaucoup appris sur la condition
ouvrière. Elle notait tout avec précision, aussi bien sur le travail effectué
ou sur les machines que sur ses compagnons de travail et sur les relations
qu’elle avait avec chacun d’eux. Simone n’idéalisait pas le milieu ouvrier,
bien au contraire. Sa lucidité, sa rigueur, sa franchise, la contraignaient à
ne rien cacher des points négatifs, les jalousies, les mesquineries, les
stupides rivalités pour quelques sous en plus ou en moins. Elle n’oubliait
pas non plus de consigner ses propres insuffisances, son angoisse de mal
faire, sa maladresse, son évident manque d’expérience. Son Journal d’Usine
décrit exactement ses souffrances physiques et cette humiliation qu’elle
ressentait devant ce travail manuel qu’elle maîtrisait si mal. Albertine
Thévenon n’avait pas approuvé sa décision de devenir ouvrière; dans un
avant-propos à « La condition ouvrière », en décembre 1950, elle
écrivait : « Je pensais et je pense encore que l’état de prolétaire est
un état de fait et non de choix, surtout en ce qui concerne la mentalité,
c’est-à-dire la manière d’appréhender la vie ... Je pensais et je pense
encore que les réactions élémentaires d’une ouvrière ne sauraient être celles
d’une agrégée de philosophie issue d’un milieu bourgeois ». Cependant,
Albertine Thévenon dut admettre que Simone Weil « mena son expérience à
fond et avec la plus grande honnêteté, s’isolant de sa famille, vivant dans
les mêmes conditions matérielles que ses compagnons d’atelier ». Et elle
ajoutait : « Les lettres qu’elle m’écrivit alors et l’article qu’elle
publia à la suite des grèves de 1936 dans « La Révolution prolétarienne »
prouvent que sa possibilité d’adaptation et son pouvoir
d’ « attention », pour employer une de ses expressions, lui
ont permis de saisir avec acuité le caractère inhumain du sort fait aux
travailleurs, surtout les non-qualifiés, « tous ces êtres maniés comme
du rebut » dont elle se sentait la soeur, ce qui chez elle n’était pas
littérature. « J’ai oublié que je suis un professeur agrégé en
vadrouille dans la classe ouvrière », écrivait-elle. De cette
expérience, elle resta marquée jusqu’à la fin de sa vie ». Simone
Weil avait pu constater, lors de ces quelques mois passés en usine, que les
ouvriers, en général, ne connaissaient même pas le sens de leurs gestes, et
elle en déduisait que « l’ignorance totale de ce à quoi on travaille est
excessivement démoralisante », parce qu’on « n’a pas le sentiment
qu’un « produit » résulte des efforts qu’on fournit. On ne se
sent nullement au nombre des
producteurs. On n’a pas le sentiment non plus du rapport entre le travail et
le salaire. L’activité semble arbitrairement imposée et arbitrairement
rétribuée ». Si
je puis, ici, me permettre une réflexion très personnelle, est-ce que les
choses ont tellement changé, plus de soixante années après ? Lequel, même le
mieux intentionné, parmi nos hommes politiques de cette fin de siècle,
peut-il jurer avoir une idée à peu près exacte et correcte des conditions de
travail actuelles dans nos entreprises, grandes ou petites, nos commerces,
géants ou de détail, nos hôpitaux et nos cliniques, nos transports en commun,
ou encore nos chantiers du bâtiment, nos emplois municipaux, etc ?.... Est-il
donc vraiment exagéré, dans ces conditions, d’en conclure, comme le fit
Simone Weil : « La Politique m’apparaît comme une sinistre
rigolade ». De
toutes ses forces, Simone, elle, avait voulu découvrir la vie réelle, côtoyer
la classe de ceux qui « ne comptent pas », ce peuple ouvrier et
paysan qui, elle en avait acquis la conviction, ne serait jamais, n’en
déplaise aux dogmatiques marxistes dont elle s’éloignait de plus en plus,
« le genre humain ». Elle
fut nommée à Bourges, en octobre 1935. Elle revenait de vacances en Espagne
avec ses parents qu’elle avait accompagnés ensuite au Portugal. C’était dans
ce pays, dans un petit village, qu’elle eut son premier vrai contact avec le
catholicisme : « Là j’ai eu soudain la certitude que le christianisme
est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas
ne pas y adhérer, et moi parmi les autres ». A
Bourges, comme au Puy ou à Roanne, elle continua à se mêler aux ouvriers des
usines et à fréquenter des familles paysannes. Entre janvier et juin 1936,
elle échangea de nombreuses lettres avec Monsieur Bernard, un ingénieur qui
était directeur technique des Fonderies de Rosières, et éditait un bulletin,
« Entre nous ». Simone aurait voulu y publier un article, qu’elle
avait intitulé : « Appel aux ouvriers de R. », mais M. Bernard,
malgré un évident désir de dialogue, s’opposa à cette publication, jugeant le
texte trop revendicatif. L’arrivée
au gouvernement du Front Populaire et surtout les grandes grèves avec
occupations d’usines, rendirent d’abord Simone très heureuse de ces belles
journées de lutte, joyeuses et fraternelles, mais assez rapidement, elle émit
des réserves, se demandant si toutes les revendications qu’exprimait la base
syndicale étaient suffisamment réalistes, et si l’on ne risquait pas
d’évoluer progressivement vers une économie étatique et un pouvoir
autoritaire, à la suite d’une croissance brutale du nombre des chômeurs. Simone
suggéra alors de « limiter volontairement les revendications, mais de
profiter des circonstances favorables pour constituer le premier embryon d’un
contrôle ouvrier ». Cette
idée, hélas, était bien trop neuve pour être reprise par les politiques. En
1937, elle fut nommée à Saint-Quentin, mais à partir de janvier 1938, elle
sera obligée d’arrêter ses cours, et ne les reprendra plus jamais, ses
atroces maux de tête ne lui laissant plus guère de répit. Le
25 septembre 1936, elle était retournée en Espagne où elle avait visité des
usines et des fermes dans les zones contrôlées par les communistes et les
anarchistes de la FAI et de la CNT. Ce « communisme libertaire » la
laissa quelque peu sceptique, car elle se posait bien des questions sur la
déshumanisation par la guerre, et cette « attitude à l’égard du
meurtre » que les conflits armés développaient. Sa lettre à Georges
Bernanos, l’auteur des « Grands cimetières sous la lune », datée de
1938, évoquait en priorité sa hantise de voir le meurtre devenir ainsi
« naturel »... Fallait-il intervenir pour sauver les républicains
espagnols, directement menacés par l’armée nationaliste du général Franco ?
Une telle intervention était-elle légitime ? Les guerres entre nations lui
répugnaient, et cette guerre civile l’horrifiait, mais son pacifisme
s’accommodait mal d’exposer à la défaite et sans doute à de sanglantes
représailles, une jeune révolution, tellement dynamique et débordante de vie. Simone,
dans une lettre à René Belin, secrétaire général adjoint de la CGT, qui
essayait de limiter l’emprise du Parti communiste sur la confédération - et
qui devait devenir ministre et secrétaire d’Etat sous le régime de Vichy -
déclarait qu’elle pensait que « la défaite n’est pas une pire
catastrophe qu’une guerre victorieuse », et « qu’une défaite sans
guerre est préférable à une guerre victorieuse ». Elle savait fort bien
toutes les objections que l’on ne manquerait de faire à ce pacifisme
exacerbé, et elle précisait « qu’une telle diplomatie échouerait au cas où
l’adversaire voudrait la guerre pour la guerre ». Mais, à cette époque,
elle affirmait que « rien ne permet d’affirmer que Hitler veut la guerre
pour la guerre ». Sauver
la paix et la civilisation demande un maximum d’intelligence. La guerre n’est
pas fatale, estimait-elle. De la puissance a la pureté Les
problèmes posés par le colonialisme préoccupaient beaucoup Simone Weil. Elle
était pleine de compassion pour ces peuples coloniaux, maintenus dans une
inégalité qui ressemblait à l’esclavage, et elle se disait « qu’une
guerre européenne pourrait peut-être bien servir de signal à la grande
revanche des peuples coloniaux pour punir notre insouciance, notre
indifférence et notre cruauté ». Simone
s’intéressait toujours autant au syndicalisme, tout en restant méfiante
vis-à-vis de sa dérive bureaucratique. Après juin 1936, elle prit plus
nettement parti pour la CGT, cherchant à convaincre les militants chrétiens
qui adhéraient à la CFTC de rejoindre la confédération réunifiée cette année
là, (la CGT de Léon Jouhaux avait intégré la CGTU proche du Parti
communiste). Elle écrivit même à ce sujet à Emmanuel Mounier qui dirigeait la
revue « Esprit ». Son esprit critique n’en était pas émoussé pour
autant. Elle était farouchement hostile à toute mainmise du Parti communiste
sur le syndicat et persistait à considérer le « contrôle ouvrier »
comme devant être l’objectif premier du syndicat, affirmant que le dit
contrôle devrait être également un contrôle sur la production elle-même. Simone
ne tenait pas à trop se polariser sur les polémiques internes à la
confédération; elle préférait, de loin, se pencher sur les revendications
ouvrières concrètes. Tout en refusant, dans son purisme, toute
« collaboration de classe », elle se prononçait sans équivoque pour
« un peu de compréhension mutuelle ». Pour elle, une entreprise,
c’étaient avant tout des hommes et des femmes dont les intérêts divergeaient
obligatoirement mais qui devaient s’efforcer de dialoguer afin de mieux se comprendre. Elle
multipliait les articles, enquêtes, conférences, réflexions sur l’économie,
tout en faisant mine de laisser de côté tous les problèmes purement
politiques. Le
22 juin 1937, après la chute du gouvernement de Léon Blum, elle en tira
quelques leçons, du genre : « L’action méthodique, dans tous les
domaines, consiste à prendre une mesure non au moment où elle doit être
efficace, mais au moment où elle est possible en vue de celui où elle sera
efficace ». Léon
Blum avait été l’un des gouvernants les plus intelligents et les plus
cultivés que la France ait connus, avait fait remarquer Simone Weil, mais
l’intelligence n’est pas toujours politique, et les sociaux-démocrates
avaient bien trop souvent tendance à ne s’intéresser qu’à des idées et à être
d’abord des hommes de doctrine. Pendant
les années 1936-1937, Simone se tourna vers la musique, avec cette passion
qui la caractérisait. Son amie Simone Pétrement disait qu’ elle
« préférait de plus en plus la pureté à la puissance ». Un
voyage en Italie entre avril et juin 1937 lui offrit l’occasion d’écouter des
oeuvres de Verdi, de Donizetti, de Rossini et surtout de Monteverdi qu’elle
aimait par dessus tout, notamment son « Couronnement de Poppée »,
« une de ces merveilles dont le souvenir persiste toute une vie ». Cette
découverte de l’Italie avait été pour Simone un réel enchantement : Florence,
surtout, lui avait apporté « une certaine quantité de jouissances pures
en peu de temps »; pourtant, elle
n’oubliait pas le peuple et ses malheurs, et non plus le fait que ce beau
pays latin vivait sous une idéologie totalitaire, le fascisme de Mussolini.
Elle alla jusqu’à rencontrer des partisans convaincus du régime, et elle ne
leur cacha pas son aversion pour « cette obsession de la nation, cette
adoration de la force sous sa forme la plus brutale, à savoir la
collectivité.... cette divinisation déguisée de la mort ». A Assise,
elle passa deux journées « merveilleuses » dont elle écrira plus
tard que, devant la petite chapelle où François, le « poverello »,
avait si souvent prié, « quelque chose de plus fort que moi m’a obligée,
pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux ». Vers
1938, 1939, Simone eut beaucoup de
temps libre, puisque la maladie qui s’aggravait l’avait contrainte à ne pas
reprendre son travail d’enseignante. Elle écrivait sur la politique, sur
l’économie, se gardant de tout manichéisme, tout en appelant à une révision
du marxisme, dont elle dénonçait le « culte de la production », et
aussi celui du « progrès ». Pour
Simone, être « révolutionnaire », c’était « appeler par ses
voeux et aider par ses actes tout ce qui peut, directement ou indirectement,
alléger ou soulever le poids qui écrase la masse des hommes, les chaînes qui
avilissent le travail, refuser les mensonges aux moyens desquels on veut
déguiser ou excuser l’humiliation systématique du plus grand nombre ». Si
elle ne fréquentait plus guère les milieux syndicaux, Simone ne se repliait
tout de même pas sur elle-même pour autant.
Elle participait assez fréquemment à des réunions, où elle intervenait
lors des débats, quand elle le jugeait utile. Toujours aussi opposée au
colonialisme, elle protesta avec énergie contre les mesures prises à
l’encontre de Messali Hadj et de son organisation, l’Etoile nord-africaine,
en Algérie. Elle critiqua aussi l’oppression que subissaient les peuples
d’Indochine, et se prononça en faveur d’une émancipation progressive de nos
colonies. Au
début de 1938, Hitler occupa et annexa l’Autriche. Si elle avait pleinement
conscience de la menace de domination européenne par le national-socialisme
qui se précisait, Simone Weil continuait de penser et d’écrire que tout était
préférable à la guerre, mais sans doute s’imaginait-elle que le nazisme ne
durerait plus très longtemps, ce qui était évidemment une illusion. En
avril 1938, Simone passa en compagnie de sa mère dix jours à l’abbaye de
Solesmes. On a prétendu souvent que ce fut au cours de ce séjour qu’elle se
« convertit » au christianisme. Elle répliquera en assurant qu’elle
se sentait chrétienne depuis toujours. Solesmes n’aurait donc été qu’une
étape, certes forte, dans son évolution spirituelle. Mais
il faut savoir que ce fut tout de même en ce lieu que, souffrant
d’épouvantables maux de tête, elle avait « aimé l’amour divin à travers
le malheur ». Elle
ajoutera, afin d’être sûre de bien se faire comprendre : « La Passion du
Christ est entrée en moi une fois pour toutes ». Il
n’est pas sans intérêt de savoir qu’il n’y eut pas une Simone Weil
« politique et sociale », pour commencer, puis, par la suite, une autre
Simone Weil, plus « mystique » et moins « engagée »
temporellement. Une telle vision de celle que l’on appela parfois une
« sainte laïque » serait assez éloignée de la vérité, car elle ne
cessa jamais de participer, de près ou de loin, à tous les combats pour la
paix et pour la justice sociale. Vint
l’année terrible, 1939 ! Le 15 mars, les troupes hitlériennes entrent à
Prague; le 7 avril, l’Italie de Mussolini envahit la petite Albanie; le 22
mai, les Allemands et les Italiens s’allient officiellement; le 23 août,
c’est la signature du pacte germano-soviétique qui écoeurera certains
intellectuels communistes ou progressistes, comme l’écrivain Paul Nizan; le
premier septembre, l’Angleterre puis la France déclarent la guerre à
l’Allemagne nazie. Vers la fin de mars 1939, Simone avait renoncé, la mort
dans l’âme, à ce pacifisme quasi intégral qu’elle préconisait jusqu’alors.
Son frère André qui avait été arrêté en Finlande, soupçonné d’espionnage au
profit de l’URSS, fut inculpé d’insoumission à son retour en France, puis
condamné à cinq ans de prison. Sa peine sera heureusement suspendue en
échange d’un engagement dans une unité combattante. Simone avait toujours eu
beaucoup d’affection pour son frère, elle échangeait avec lui une riche
correspondance culturelle et philosophique, sans concession, parce qu’ils
étaient loin d’être toujours d’accord sur tous les sujets. En
cette époque troublée, Simone avait sans doute compris que les nations démocratiques
se trouvaient dans une situation périlleuse et couraient le risque de se voir
colonisées par les puissances de l’Axe. Dans ces conditions, le choix assez
angélique de la paix à tout prix ne pouvait donc qu’être pour le moins
ambigu, et probablement inutile. Elle
espérait malgré tout que les régimes totalitaires en vinssent à se détruire
eux-mêmes de l’intérieur, puisqu’ils étaient maintenus uniquement par
l’emploi de la force brutale, le mensonge et la terreur. Mais c’était là un
espoir vain, parce que prématuré. Chez Simone était né et se développait un
véritable esprit de résistance, un goût certain de se battre au risque d’y
laisser sa vie; ce sentiment très fort ne devait plus la quitter désormais.
Le 13 juin 1940, Simone et ses parents quittèrent Paris dans un train bondé,
et, au terme de quelques mésaventures plus ou moins désagréables, ils
arrivèrent à Marseille. A ce moment, déjà, elle désirait s’exiler pour
participer à la résistance contre cette capitulation devant les forces du mal
que représentait pour elle l’armistice signé par le maréchal Pétain. Elle
partit pour l’Amérique avec sa famille dans le seul but de passer ensuite en
Angleterre, afin d’y réaliser son projet un peu excentrique, qui consistait à
faire parachuter des femmes, combattantes volontaires, devant les lignes
ennemies. Elle demandait, bien-sûr, à faire partie de cette unité
d’infirmières, « pour faire du « first aid » en pleine
bataille », mais cette requête fut, généralement, mal accueillie par ses
divers interlocuteurs, assez effarés, voire scandalisés, par son aventurisme,
jugé le plus souvent suicidaire. En
juillet 1940, comme son congé de maladie arrivait à son terme, Simone réclama
un nouveau poste, en indiquant une nette préférence pour l’Algérie. La
réponse du ministre avait été positive, mais par un malheureux hasard, elle
ne la reçut jamais. S’imaginant
être l’objet d’une mesure d’exclusion consécutive à la publication, le 3
octobre 1940, du statut des juifs, elle s’empressa d’adresser une lettre
d’une mordante ironie au ministre de l’Instruction publique où elle émettait
l’hypothèse improbable d’une « race » juive, dont elle réaffirmait,
après l’historien juif Flavius Josèphe, qu’il devait exister bien peu de
descendants authentiques, ce peuple ayant été presque totalement massacré.
Elle précisait qu’elle-même n’avait « jamais vu une cérémonie religieuse
juive », et refusait d’ailleurs de se voir étiquetée au nom de quelque
ascendance que ce soit. Elle écrivait surtout le passage suivant qui émut et
attrista beaucoup de juifs pratiquants : « Ayant appris à lire dans les
écrivains français du XVIIème siècle, dans Racine, dans Pascal, en ayant eu
l’esprit imprégné à un âge où je n’avais jamais entendu parler de juifs, s’il
y a une tradition religieuse que je regarde comme mon patrimoine, c’est la
tradition catholique. La tradition chrétienne, française, hellénique est la
mienne; la tradition hébraïque m’est étrangère; aucun texte de loi ne peut
faire qu’il en soit autrement ». Pour ces lignes dépourvues d’ambiguïté,
quoi qu’on en pense, Simone Weil fut souvent accusée d’antisémitisme, ce qui
m’apparaît comme totalement farfelu; dans sa biographie, Huguette Bouchardeau
nous explique que, tout au contraire, « une lecture attentive de cette
missive laisse surtout apparaître la remise en cause, sans concession, des
fondements irrationnels de l’antisémitisme ». Elle
rappelle aussi que, de la même façon qu’elle ne se sentait pas d’appartenance
par rapport à la « judéité », elle refusera même jusqu’à la mort ce
baptême catholique qui, on l’oublie trop, pouvait être, aussi, un passeport
pour la vie, dans les années du nazisme triomphant ». « En attente de Dieu » Très
attirée par le catharisme, cette résurgence de l’esprit hellénique, Simone
portait un jugement sévère sur le contenu de l’Ancien Testament qui, pour
elle, était pour beaucoup dans la » corruption du christianisme » Les
milieux intellectuels qu’elle fréquenta assidûment pendant les années 1940 à
1942, à Marseille, autour de la revue « Les Cahiers du Sud », en particulier,
permirent à Simone de poursuivre sa quête de la forme de spiritualité dont
elle rêvait, et que Huguette Bouchardeau définit comme suit :
« ...Capable de donner sens à toute l’existence et cohérence à toute une
société, tout en se passant de l’irrationnalité des dogmes et de la servilité
de l’obéissance ». Aux
« Cahiers du Sud », Simone donna plusieurs articles et des
chroniques, signés d’un anagramme, Emile Novis. Elle eut de nombreux
contacts, durant ces années-là, avec le poète Jean Tortel, persuadé, pour sa
part, que Simone, « avant tout se désirait poète », mais aussi avec
Jean Lambert, le gendre d’André Gide, avec Lanza del Vasto, avec René Daumal,
et bien d’autres. Dans
ses « Cahiers », dont une partie sera publiée en 1947, sous le
titre ; « La Pesanteur et la Grâce », et les parties suivantes, en
trois volumes, en 1951, 1953 et 1956, elle notait, pêle-mêle, des citations
de textes, des observations et ses pensées les plus personnelles. Mais elle
n’oubliait pas pour autant la triste réalité quotidienne d’un pays déchiré
par la guerre, et elle intervint, notamment, en faveur des travailleurs
indochinois qui étaient internés au camp de Mazargues. Elle allait voir ces
malheureux, leur distribuait des vêtements et de la nourriture, leur donnait même
ses propres tickets d’alimentation. Elle éprouvait de la honte pour son pays
de tolérer l’existence de ces camps où l’on enfermait les étrangers qui, pour
échapper aux représailles dans des pays fascistes, avaient cherché un refuge
en France, qu’ils croyaient être la terre de la liberté et des droits de
l’homme. Simone
correspondait avec un anarchiste espagnol, prénommé Antonio, qui était
enfermé au camp du Vernet, et fut ensuite transféré au camp de Djelfa, en
Algérie. Elle lui envoyait de l’argent. Elle aidait également un paysan
autrichien, du Tyrol, interné lui aussi au camp du Vernet. Avec
son ami, le docteur Bercher, elle discutait surtout de religion, mais le
médecin était très préoccupé de savoir que Simone se privait de nourriture,
et distribuait aux autres une grande partie de ses rations alimentaires.
Hélène Honnorat, qui était la soeur d’un camarade de son frère André à
l’école normale supérieure, et fervente catholique, avait mis Simone en
relation avec le père Perrin, un dominicain, qu’elle rencontra pour la
première fois le 7 juin 1941. Le père Perrin la mit en contact avec Gustave
Thibon, philosophe chrétien et écrivain, qui s’occupait d’une propriété
agricole. Il l’aida à se faire embaucher comme vendangeuse dans le Gard. Elle
regarda le travail physique « comme une purification, mais une
purification de l’ordre de la souffrance et de l’humiliation ». En
septembre 1941; elle fit sa première vraie prière, récitant ce Pater qu’elle
avait écrit en grec, pour Gustave Thibon. Elle le récitait avec une attention
absolue; « Parfois, pendant cette récitation ou à d’autres moments, le
Christ est présent en personne, mais d’une présence infiniment plus réelle,
plus poignante, plus claire et plus pleine d’amour que cette première fois où
il m’a prise ». Entre
octobre 1941 et mai 1942, Simone publia des textes dans « Les cahiers du
Sud », prononça des conférences et participa à des travaux de groupe
autour du père Perrin qui disait d’elle qu’elle était « en attente de
Dieu » à cause de ses hésitations à entrer pour de bon dans l’Eglise
catholique et à recevoir le sacrement du baptême. Peu
avant son départ pour l’Amérique, elle écrivit au Père Perrin afin de bien
lui expliquer qu’en aucun cas elle ne fuyait devant les dangers et les
souffrances dues à la guerre. A son ami Gustave Thibon, elle remit ses
« Cahiers » et elle lui fit envoyer plus tard ses poèmes, ainsi que
« Venise sauvée » et « Réflexions sur les causes de la liberté
et de l’oppression ». Et comment ne citerait-on pas sa très belle lettre
à Antonio, qu’elle s’imaginait avoir abandonné, toujours prisonnier:
« Je charge les étoiles, la lune, le soleil, le bleu du ciel, le vent,
les oiseaux, la lumière, l’intensité de l’espace, je charge tout cela qui
reste avec toi, je charge tout cela de mes pensées pour toi et de te donner
chaque jour la joie que je te désire et que tu mérites tellement.
Pardonne-moi de n’avoir rien pu pour toi et de m’en aller maintenant au
loin ». Le
7 juin 1942, avec ses parents, Simone s’embarquait de Casablanca pour New-York.
Le voyage dura un mois, et le séjour aux Etats-Unis quatre mois seulement.
Elle devait repartir pour l’Angleterre, seule, le 10 novembre, et ne
rejoindre Londres que le 14 décembre. Dans la capitale britannique, elle
travailla comme rédactrice au service de la France libre, pendant quatre mois
encore, avant d’entrer à l’hôpital Middlesex, d’où elle fut transférée au
sanatorium d’Ashford, dans le comté de Kent, le 17 août. Elle mourut le 24
août 1943, et fut enterrée au cimetière d’Ashford, le 30 août. Sept personnes
seulement suivirent son enterrement. Simone avait 34 ans. « Tu es comme moi un morceau mal coupé de Dieu ». Qu’y-a-t’il
à retenir de cette dernière année d’une vie trop brève et pourtant si bien
remplie? Que Simone continua à écrire abondamment, que ce soit aux Etats-Unis
où elle dénonçait, dans des articles, le colonialisme et le racisme, ou bien
à Londres, où son travail de rédactrice l’incita à traiter des sujets qui lui
tenaient à coeur. Ces textes sont regroupés dans « Oppression et Liberté »
ou encore dans « L’enracinement » et Ecrits de Londres et dernières
lettres ». Maurice
Schumann, son ancien condisciple, avait proposé à Simone de lui faire
rencontrer André Philip qui était alors commissaire à l’Intérieur et au
Travail dans le comité national de la France libre. Mais les propositions
qu’elle souhaitait lui soumettre ne paraissaient guère heureuses à
celui-ci. Simone fut donc employée à
« faire le tri » dans les très nombreux « papiers » que
recevait l’équipe regroupée autour du Général de Gaulle. Elle s’acquitta
parfaitement de cette tâche, y passant parfois des nuits entières. Son
rapport sur la stratégie de la Résistance, intitulé « Réflexions sur la
révolte », aurait contribué à la formation du Conseil national de la Résistance,
lequel se réunit pour la première fois le 27 mai 1943. Dans
un article antérieur au présent « Cahier », j’avais fait remarquer
que Simone, dans le texte sur « La personne et le sacré »,
critiquait assez ouvertement le personnalisme. Mais l’on peut se demander
s’il ne s’agit pas en fait davantage d’une querelle de mots que d’un
désaccord profond; elle écrivait : « Il y a dans chaque homme quelque
chose de sacré. Mais ce n’est pas sa personne. Ce n’est pas non plus la
personne humaine. C’est lui, cet homme tout simplement ». C’était le
terme « personne » qui lui semblait ambigu, je pense. Elle n’était
pas vraiment tendre, on le sait, pour les partis politiques dont elle
définissait ainsi les trois caractères principaux : « Un parti politique
est une organisation construite de manière à exercer une pression collective
sur la pensée des êtres humains qui en sont membres; un parti politique est
une machine à fabriquer de la passion collective; la première fin, et en
dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre
croissance, et cela sans aucune limite ». Simone
désignait l’enracinement comme l’un des besoins essentiels de l’homme; elle
s’en prenait avec violence à l’argent qui « détruit les racines partout
où il pénètre », et aussi à l’instruction moderne dont elle regrettait
qu’elle donnât naissance à une culture aseptisée. Quelques
jours avant de mourir, elle avait déclaré à l’un de ses visiteurs, selon
Simone Pétrement : « Tu es comme moi un morceau mal coupé de Dieu. Mais
moi, bientôt, je ne serai plus coupée; je serai unie et rattachée ».
Quelle belle manifestation d’espérance ! Quelle preuve d’amour envers son
Créateur ! Bernard Lanza Citations extraites de l’œuvre de Simone Weil « La solution pratique immédiate,
c’est l’abolition des partis politiques. La lutte des partis, telle qu’elle
existait dans la Troisième République, est intolérable; le parti unique, qui
en est d’ailleurs inévitablement l’aboutissement, est le degré extrême du
mal; il ne reste d’autre possiilité qu’une vie publique sans partis..... En
fait, à présent, partout où il y avait des partis politiques, la démocratie
est morte... ». (Les besoins de l’âme, page 31). « Le sens même de ces
collectivités a disparu, excepté pour une seule, pour la nation. Mais il y en
a eu beaucoup d’autres. Certaines plus
petites, toutes petites parfois; ville ou ensemble de villages, province,
région; certaines englobant plusieurs nations; certaines englobant plusieurs
morceaux de nations. La nation seule s’est substituée à
tout cela. La nation, c’est-à-dire
l’Etat; car on ne peut pas trouver d’autre définition au mot nation
que l’ensemble des territoires reconnaissant l’autorité d’un même Etat. On
peut dire qu’à notre époque l’argent et l’Etat avaient remplacé tous les
autres attachements. La nation seule, depuis déjà
longtemps, joue le rôle qui consistitue par excellence la mission de la
collectivité à l’égard de l’être humain, à savoir assurer à travers le
présent une liaison entre le passé et l’avenir. En ce sens, on peut dire que
c’est la seule collectivité qui existe dans l’univers actuel. La famille n’existe pas. Ce qu’on
appelle aujourd’hui de ce nom, c’est un groupe minuscule d’êtres humains
autour de chacun; père et mère, mari et femme, enfants, frères et soeurs déjà
un peu loin..... Mais personne aujourd’hui ne pense à ceux de ses aîeuls qui
sont morts cinquante ans, ou fût-ce vingt ou dix ans, avant sa naissance, ni
à ceux de ses descendants qui naîtront, cinquante ans, ou fût-ce vingt ou dix
ans après sa mort. Par suite, du point de vue de la collectivité et de sa
fonction propre, la famille ne compte pas. La profession, de ce point de vue, ne
compte pas non plus. La corporation était un lien entre les morts, les
vivants et les hommes non encore nés, dans le cadre d’un certain travail. Il
n’y a rien aujourd’hui qui soit si peu que ce soit orienté vers une telle
fonction. Le syndicalisme français vers 1900 a peut-être eu quelques
velléités en ce sens, vite effacées. Enfin le village, la ville, la
contrée, la province, la région, toutes les unités géographiques plus petites
que la nation, ont presque cessé de compter. Celles qui englobent plusieurs
nations ou plusieurs morceaux de nations aussi. Quand on disait, par exemple,
il y a quelques siècles, « la chrétienté », cela avait une toute
autre résonance affective qu’aujourd’hui. En somme, le bien le plus précieux de
l’homme dans l’ordre temporel, c’est-à-dire dans le temps, par delà les
limites de l’existence humaine, dans les deux sens, ce bien a été entièrement
remis en dépôt à l’Etat. Et pourtant c’est précisément dans
cette période où la nation subsiste seule que nous avons assisté à la
décomposition instantanée, vertigineuse de la nation ». (Le déracinement, page 91). « Les villes de Flandre avaient,
à la fin du XIVème siècle, des relations fraternelles et clandestines avec
Paris et Rouen; mais des Flamands blessés aimaient mieux mourir que d’être
soignés par les soldats de Charles VI.... Les Bretons furent désespérés quand leur
souveraine Anne fut contrainte d’épouser le roi de France ..... La Franche-Comté, libre et heureuse
sous la suzeraineté très lointaine des Espagnols, se battit au XVIIème siècle
pour ne pas devenir française.... Les gens de Strasbourg se mirent à pleurer
quand ils virent les troupes de Louis XIV entrer dans leur ville en pleine
paix, sans aucune déclaration préalable, par une violation de la parole
donnée digne d’Hitler ».
(L’enracinement, page 101). « Un chrétien ne devrait pouvoir
qu’en tirer qu’une seule conclusion : c’est qu’au lieu qu’on doit au salut de
l’âme, c’est-à-dire à Dieu, une fidélité totale, absolue, inconditionnée, la
cause du salut de l’Etat est de celles auxquelles on doit une fidélité
limitée et conditionnelle.... L’objet du véritable crime
d’idolâtrie est toujours quelque chose d’analogue à l’Etat. C’est ce crime
que le diable a proposé au Christ en lui offrant les royaumes de ce monde. Le
Christ a refusé. Richelieu a accepté.... Son dévouement à l’Etat a déraciné
la France. Sa politique était de tuer
systématiquement toute vie spontanée dans le pays, pour empêcher que quoi que
ce soit pût s’opposer à l’Etat.... Il suffit de lire les dédicaces de
Corneille pour sentir à quel degré de servilité ignoble il avait su abaisser
les esprits.. ». (L’enracinement,
page 103). « Quand on loue les rois de
France d’avoir assimilé les pays conquis, la vérité est surtout qu’ils les
ont dans une large mesure déracinés.. ». (L’enracinement)
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