Plus loin que Simone Weil,

Tirage au sort, stochocratie et  clérocratie.

 

 

Par Georges Feltin-Travol

 

 

Ségolène Royal a provoqué un beau scandale, ce 22 octobre 2006, en suggérant, au nom de la « démocratie participative », de « créer des jurys de citoyens qui évalueraient les politiques publiques par rapport à la satisfaction des besoins, ou par rapport au juste diagnostic des difficultés qui se posent, non pas dans un sens de sanction, mais pour améliorer les choses (1) ». Pour Isabelle Mandraud, la prétendante à la candidature socialiste pour la présidence de la République, s’inspirerait d’un essai récemment paru de Pierre Rosanvallon (2) dans lequel il formule l’idée d’« agences citoyennes de notation pour apprécier les actions de certains organismes publics (3) ». Si le projet de Ségolène Royal a suscité une réaction unanime d’hostilité, le Premier ministre, Dominique Galouzeau de Villepin, n’en a pas moins profité de la circonstance pour se prononcer en faveur de la retransmission télévisée du conseil des ministres. Loft Story à l’Élysée ? Il oublie - ou semble ignorer - le précédent fâcheux de la République des Conseils de Bavière en octobre 1918 quand le révolutionnaire Kurt Eisner ouvrait son bureau ministériel à la foule !

Bien que ces deux avis soient démagogiques et s’inscrivent dans le tapage de la pré-campagne présidentielle, ils témoignent de l’état comateux de la politique. Il est flagrant que la démocratie représentative périclite. On en connaît d’ailleurs les signes : forte abstention, corruption généralisée du personnel politique, prise en otage de l’opinion par les formations électorales gouvernantes, méfiance grandissante du « pays réel » envers le « pays légal », préférence accordée aux intérêts particuliers au détriment du bien commun…

En dépit des apparences, l’initiative « ségoliste » n’est pas novatrice. En 1983, Henri d’Orléans, plus connu en tant que comte de Paris, tenait pour possible d’« élargir la représentation populaire (4) » et relançait sa trouvaille de « délégués du peuple qui auraient pour triple mission d’informer les pouvoirs publics des critiques et des volontés réelles de l’ensemble des citoyens, d’examiner les questions qui seraient soumises à leur appréciation et de sensibiliser les citoyens aux affaires publiques - qu’il s’agisse des grandes orientations de la politique nationale, des réformes à entreprendre ou de structures nouvelles à créer. […] Pour éviter tout risque de sclérose […], le mandat des délégués ne serait pas renouvelable et pourrait en outre être révocable par pétition populaire (5) ».

Profitant de la réédition de la Note sur la suppression générale des partis politiques écrite par Simone Weil, Benjamin Guillemaind et Janpier Dutrieux (L’As de Trèfle n°59,septembre - octobre 2006) songent à supprimer les partis politiques. On ne peut qu’approuver leur intention. L’indispensable « réenracinement du politique » suppose le rejet du mécanicisme sociologique dominant au profit de la « ré-organicisation » de la

société, de sa nécessaire fédéralisation et de la revalorisation de la souveraineté populaire. Pourtant, tout aussi excellentes (et ô combien dévastatrices pour les chiens de garde du « Désordre établi ») soient leurs analyses, on doit cependant déplorer qu’ils se contentent d’un expédient sans remettre en cause les soubassements qui permettent le système des partis.

En effet, leur raisonnement brillant et non conformiste ne s’affranchit pas de certaines convenances intellectuelles dont la principale reste l’attachement à la démocratie. Or nous pensons que l’idéal politique et

institutionnel voulu par MM. Guillemaind et Dutrieux ne deviendra possible qu’une fois révolu le modèle démocratique. Pendant longtemps, la réflexion anti-conformiste dite « de troisième voie » opposa la démocratie individualiste bourgeoise et la « démocratie populaire » de type communiste à la « démocratie organique ». Contrairement à ce qu’on croyait alors, l’application de la démocratie organique ne ferait finalement qu’affermir les structures partisanes, développer l’emprise des lobbies et renforcer la dichotomie

politicienne gauche - droite. Certes, le régime de démocratie indirecte porte une très grande responsabilité dans la décadence de notre civilisation, mais le mal est plus profond et il se nomme le suffrage universel.

On considère volontiers la démocratie comme « le pouvoir du plus grand²nombre (6) ». Il y a de la candeur à croire que ce « plus grand nombre » soit, pour l’instant, entièrement, totalement, constamment passionné par les enjeux politiques. Par ailleurs, cette « multitude (7) » subit sans cesse des manipulations médiatiques, des intoxications télévisées et autres formes de désinformation qui ne pouvaient être prises en compte par Simone Weil, Denis de Rougemont ou Althusius. Ces entreprises de déstabilisation psychologique cherchent à neutraliser (ou à détourner) la portée du vote. Le philosophe de gauche, Vincent Cespedes, revient largement sur l’inutilité du suffrage à l’ère de la mondialisation et de la construction technocratique européenne. Cherchant à comprendre le séisme du 21 avril 2002, il formule un nouveau sens au mot « aphélie » pour décrire ce « bas peuple. [Cette] vaste catégorie sociale regroupant l’ensemble des citoyens qui ne jouissent d’aucun pouvoir politique, à l’exception du vote (8) ». Le suffrage universel se meurt; le suffrage universel est mort. Allons maintenant sur d’autres chemins peu fréquentés… Si l’on renonce au principe « un citoyen - une voix », faut-il pour autant rétablir le suffrage censitaire ? Non, car ce mode d’expression conviendrait encore mieux aux catégories sociales aisées, aujourd’hui ralliées aux oligarchies mondialisées, et ce, au désavantage du peuple. C’est l’acte de voter pour un candidat qu’il faut proscrire. La solution serait-elle alors l’anarchie qui, au contraire de sa définition courante déformée, est un modèle idéal d’ordre et de responsabilités ? Malheureusement, les quelques expériences libertaires (la coopérative paraguayenne Cosme en 1896, les territoires ukrainiens contrôlés par Makhno entre 1918 et 1921, les zones autogérées en Espagne en 1936 - 1937) ne convainquent guère. Et puis, la référence à des doctrines des siècles passés ne représente pas la meilleure des originalités. Délaissons ces manières de penser obsolètes et donnons au jeune XXIe siècle sa propre théorie : la sélection aléatoire des dirigeants. Si François Amanrich emploie le terme de « clérocratie » (en référence au clérôtérion [la machine qui servait au tirage au sort des magistrats athéniens]) (9), Roger de Sizif parle, lui, de « stochocratie » (10). Malgré un vocabulaire différent, ils s’accordent sur une finalité identique : remplacer l’élection par le tirage au sort. Leur point de vue est loin d’être farfelu. Dans son ouvrage déjà cité, Pierre Rosanvallon évoque la possibilité de commissions d’enquête constituées de citoyens tirés au sort tandis que Ségolène Royal réclame « des jurys citoyens tirés au sort (11) ». Nos actuelles démocraties déglinguées intègrent déjà l’aléa avec les jurys d’assises. Pourquoi cette procédure, parfaitement acceptable quand il s’agit de justice, cesserait-elle de l’être en politique ?

Les divergences entre MM. Amanrich et Sizif se rapportent surtout à sa mise en ?uvre. En clérocratie, 3 000 citoyens au maximum formeraient une « base » qui élirait vingt conseillers pour constituer un conseil. Ce « conseil de base » serait dirigé par trois de ses membres élus dont un, tiré au sort, deviendrait le « prépondérant » (le « président »). La réunion de dix conseils donnerait un canton. Les deux cents conseillers désigneraient au sort deux représentants qui, eux-mêmes, rejoindraient leurs homologues à l’échelon supérieur… François Amanrich préconise aussi à chaque fois un filtrage afin d’écarter de possibles incompétents. En stochocratie, le tirage au sort se voudrait intégral, sans la moindre élection : toutes les fonctions aujourd’hui électives seraient pourvues de personnes désignées. En revanche, les deux auteurs ne traitent pas de la candidature. N’importe quel citoyen pourrait-il être désigné (comme pour siéger aux assises) ou bien le hasard n’atteindrait-il que des volontaires ? Roger de Sizif et François Amanrich ne sont pas des fantaisistes. Le tirage au sort est une vieille institution bien trop méconnue. La mère de la démocratie, Athènes, le pratiquait pour la Boulê, l’Héliée et les magistratures (12). « À la fin du Moyen-Âge, souligne Frederic Chapin Lane, c’était un usage fort courant dans les cités-États de l’Italie : on plaçait dans un sac ou une urne des papiers portant le nom des candidats jugés compétents et le hasard se chargeait de les désigner. En introduisant un facteur aléatoire dans les opérations de sélection, on obtenait un renouvellement effectif du personnel administratif et politique. On évitait ainsi que l’honneur et le pouvoir attachés aux offices publics aillent nécessairement à des hommes déjà connus pour l’éclat de leurs exploits ou de leur famille. Le tirage au sort rendait aussi inutiles les campagnes électorales qui auraient suscité des rivalités, des haines et la constitution des factions. (13) » Le principe aléatoire entraînerait la disparition de facto des partis politiques qui ne pourraient plus présenter de candidats, ni faire campagne et encore moins bénéficier du financement public (ou extorsion légale de fonds), abolirait le pathétique clivage schizophrène droite - gauche au profit de coalitions d’idées transversales, éviterait la démagogie inhérente au système représentatif, permettrait la rotation des fonctions, empêcherait le cumul des mandats et encouragerait l’attention des citoyens puisque tout un chacun - s’il s’estime compétent - pourrait enfin avoir l’honnêteté de prétendre exercer une responsabilité publique. Le tirage au sort redonnerait un sens nouveau et attractif au civisme. N’est-il pas intéressant de constater que le référendum du 29 mai 2009 sur le « traité sur la Constitution européenne » se caractérisa par une participation électorale de 69,37 % alors qu’une abstention massive marquait les scrutins précédents (révision constitutionnelle de 2000, présidentiel et législatif en 2002, régionales, cantonales et européennes en 2004) ? Faut-il comprendre que les électeurs français sont lassés de choisir entre des bonimenteurs patentés alors qu’ils se montrent enthousiastes quand il s’agit de répondre à une question ? En attribuant ainsi les titulaires aux fonctions publiques, loin de voir leur vote dépossédé comme le prouve la situation actuelle, l’usage systématique du tirage au sort repolitiserait le peuple et responsabiliserait les citoyens parce qu’il s’accompagnerait de son corollaire : l’initiative populaire élargi (référendaire, législative, veto législatif et réglementaire, révocation des responsables en permanence contrôlés, etc.). On assisterait donc à une généralisation du vote, avec cette différence notable qu’il ne porterait plus sur la « sélection » (?) des individus, mais sur des questions et des projets. Pour redynamiser encore plus la participation civique, on pourrait recommander l’introduction du vote obligatoire et d’un « revenu de la citoyenneté » qui ne serait finalement que l’extension au corps civique de l’actuelle indemnité chère à nos élus. On pourrait aussi imaginer le retour du cursus honorum (ou « carrière des honneurs »), ce qui permettrait aux plus capables de s’aguerrir progressivement à des tâches politiques plus complexes. Ces dispositions redonneraient aux citoyens la satisfaction de contribuer au maintien de la Cité et donc de se sentir de nouveau membres d’une même communauté. Il ne faut pas restreindre le tirage au sort aux seules fonctions politiques. L’organisation de la justice s’y prête aussi. Le 7 novembre 2006, les électeurs du Dakota du Sud aux États-Unis se détermineront par référendum d’initiative populaire sur l’abolition de l’immunité des juges. En cas d’adoption, un « jury populaire serait composé de treize citoyens tirés au sort. Il serait compétent pour statuer sur les “ fraudes, les violations de la Constitution, de la loi ou sur la mise à l’écart délibérée de certains faits “ par les juges (14) ». La récente affaire d’Outreau témoigne de l’incroyable irresponsabilité des magistrats protégés par leur inamovibilité. Qu’est-ce qui éviterait la désignation par le hasard des titulaires de charges judiciaires à la condition préalable d’avoir les connaissances juridiques et l’expérience du droit ? Cela reviendrait à terme à rassembler les diverses professions de juges et d’avocats en un seul métier judiciaire. Rien n’empêcherait qu’un juge d’une affaire soit l’avocat dans une autre !

Les critiques contre le principe aléatoire sont rares et modestes. Bernard Manin parle du « risque de porter aux fonctions publiques des individus non qualifiés pour les exercer (15) ». Il est vrai que les énarques sont ultra-qualifiés (ils le démontrent avec le succès que l’on sait depuis plus de trente ans !). Un Paul Deschanel ou un Albert Lebrun auraient-ils été tirés au sort ? Et puis, qui nous prouve, présentement, de la capacité véritable des candidats aux élections ? Plus intéressante est l’objection de F. C. Lane qui, analysant la vie politique à Venise qui recourait fréquemment au tirage au sort, observe qu’« en dépit des efforts pour limiter leur influence, ces factions subsistaient (16) », d’où la nécessité de contrer tout retour de la partitocratie en faisant participer tout le corps civique. En fait, la réfutation la plus valable relève de l’exercice de la souveraineté en cas de crise majeure. Reprenant la célèbre formulation de Carl Schmitt pour qui « est souverain celui qui décide lors d’une situation exceptionnelle (17) », on doit s’interroger sur la pertinence de confier à une personne choisie par le sort - après une carrière des honneurs respectable - des pouvoirs exceptionnels tandis que les Athéniens confiaient leurs armées à des stratèges (don Périclès) élus et rééligibles. Est-il envisageable d’accepter une exception et d’élire le chef de l’État ? Cette demande est légitime. On peut néanmoins esquisser deux solutions alternatives propres à l’esprit européen.

Suivant une conception inspirée du césarisme, du bonapartisme ou du populisme, on pourrait concevoir que le chef de l’État choisi par le destin verrait sa désignation approuvée par plébiscite. Dans une perspective plus  traditionnelle, pourquoi ne se fierait-on pas à cette autre forme de hasard qu’est l’hérédité, c’est-à-dire la monarchie, pour occuper le sommet de l’État clérocratique (ou stochocratique) ? Ne serait-ce pas l’extraordinaire et singulière application du slogan lancé aux débuts de la décennie 1970 par les dissidents « maorrassiens » (future Nouvelle action royaliste) de la Restauration nationale : « La monarchie, c’est l’anarchie plus un » ?

À la dépolitisation inquiétante qui annihile la conscience civique de nos compatriotes, le remède ne réside pas dans l’augmentation du nombre de députés, l’introduction partielle de la proportionnelle, la reconnaissance du vote blanc, la création de « jurys citoyens » ou l’idéalisation de la démocratie directe. Face aux puissances d’argent, aux coteries partisanes et aux forces médiatiques, la démocratie confirme son inefficacité, ses insuffisances et sa faiblesse. Elle appartient dorénavant à l’histoire. Le temps est venu de penser à l’après-démocratie et de préparer les esprits au grand retour du tirage au sort.

 

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Notes

1 : in Libération, 24 octobre 2006.

2 : Cf. Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l'âge de la défiance, Le Seuil, 2006.

3 : in Le Monde, 24 octobre 2006.

4 : Henri d’Orléans, comte de Paris, Lettre aux Français, Fayard, 1983, p. 122.

5 : Idem, pp. 126 - 127. Souligné par l’auteur.

6 : Simone Weil, « Note sur la suppression générale des partis politiques », in Écrits de Londres et dernières lettres, Gallimard, coll. « Espoir », 1957, p. 127.

7 : Cf. Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, La Découverte, 2004.

8 : Vincent Cespedes, Sinistrose. Pour une renaissance du politique, Flammarion, 2002, p. 175.

9 : François Amanrich, La démocratie est morte, vive la clérocratie ! Ou la clérocratie comme alternative à la démocratie, Barre & Dayez, 1999. Voir aussi le site : http://www.clerocratie.com

10 : Roger de Sizif, La stochocratie. Modeste proposition pour que le peuple de France soit heureusement gouverné grâce à l’instauration d’une

sélection politique aléatoire, Les Belles Lettres, coll. « Iconoclastes - 28 »,

1998. Son site est http://stochocratie.free.fr

11 : in Le Monde, 24 octobre 2006.

12 : Sur le fonctionnement de la démocratie antique d’Athènes, on lira avec profit Bernard Manin, « Athènes », pp. 68 - 76, in sous la direction de

Pascal Perrineau et Dominique Reynié, Dictionnaire du vote, P.U.F., 2001.

13 : Frederic Chapin Lane, Venise. Une république maritime, Flammarion, 1985, p. 164.

14 : in Le Monde, 26 octobre 2006.

15 : Bernard Manin, art. cit., p. 68. Notons qu’on oppose souvent ce l’argument similaire pour démontrer l’inanité de la monarchie.

16 : Frederic Chapin Lane, op. cit. p. 165.

17 : Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988, p. 15. Nous suivons ici la traduction libre qu’en fait Julien Freund dans « Les lignes de

force de la pensée politique de Carl Schmitt », p. 17, in Nouvelle École, n° 44, printemps 1987.

 

 

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