L'APOLOGUE DE SOCRATE ET LE BANQUIER
APHRON - Je te salue Socrate et je me réjouis de te présenter Ploutos, le plus riche banquier de notre belle cité, pour ne pas dire du pays tout entier. Seuls les dieux pourraient dire ma reconnaissance envers cet homme qui, dans sa grande bonté, a daigné me consentir un prêt de mille drachmes dont j'avais un pressant besoin. SOCRATE - Je te salue, ô maître souverain des choses et des gens.
LE BANQUIER - Maître souverain, c'est beaucoup dire. Je ne suis qu'un humble banquier qui fait bien ses affaires. Il faut le dire... et qui satisfait toujours sa clientèle. C'est bien là le secret de ma réussite. SOCRATE - Ne sois pas aussi modeste, mon cher banquier. Il possède tout celui qui est maître du crédit. Il est plus puissant qu'un roi, l'homme qui a le pouvoir de fabriquer l'argent LE BANQUIER - Je fabrique de l'argent ? SOCRATE - Bien sûr, tu as ce pouvoir inouï qui met à tes pieds tous les gouvernements de la terre. A moins que je ne me trompe, moi qui ne suis qu'un ignorant. LE BANQUIER - Certes, tu te trompes, et lourdement encore. Non, c'est l'Etat qui crée les pièces et les billets. Moi, je recueille l'argent que les honnêtes travailleurs me confient. J'enferme le fruit de leur épargne dans mes coffres et lorsque quelqu'un présentant de bonnes garanties, comme mon ami Aphron, vient me demander un prêt, je le lui accorde en puisant dans cette réserve, moyennant un modeste intérêt pour ma peine, cela va de soi. SOCRATE - Ainsi, l'argent que l'on dépose chez toi est le même que celui que tu prêtes. LE BANQUIER - Evidemment, Socrate, où veux tu en venir ? SOCRATE - A ceci, admettons qu'une nouvelle banque soit créée et que dix personnes viennent déposer mille drachmes. Le nouveau banquier aura donc 10.000 drachmes en caisse. LE BANQUIER - Oui. SOCRATE - Supposons encore qu'un onzième citoyen vienne emprunter 1000 drachmes, la banque lui ouvrira un compte crédité de ce montant. LE BANQUIER - C'est bien ainsi. SOCRATE - Et si un des déposants veut ensuite retirer ses mille drachmes, montant de son compte, le banquier lui dira : « Non, je ne vous en donne que 900 car j'ai prêté 1000 drachmes à une tierce personne, donc j'ai retiré 100 drachmes à chaque déposant. LE BANQUIER - Mais non, Socrate, un tel banquier ferait faillite. SOCRATE - Pourtant, si l'argent emprunté est le même que l'argent déposé, ce que le banquier prête, il doit le retirer de sa caisse. LE BANQUIER - Oui. SOCRATE - Or, sa caisse est composée de l'ensemble des dépôts plus un petit capital de départ bien vite évanoui. Donc il doit diminuer les comptes des déposants s'il veut prêter. LE BANQUIER - En fait, ce n'est pas ainsi que l'on opère, le banquier est à peu près sur que tous les déposants ne retireront pas leur avoir en même temps. C'est en se basant sur ce fait qu'il peut prêter, sans diminuer les comptes. SOCRATE - Belle réponse, en vérité et qui semble confirmer la thèse que le banquier ne fabrique pas d'argent. Mais écoute encore ceci. Les déposants utilisent leur compte en banque, sans pour autant RETIRER DES PIECES. LE BANQUIER - Oui, par le moyen de chèques, ils m'ordonnent de passer de l'argent d'un compte à un autre. Ainsi, sans retirer d'argent, ils paient leurs dettes. SOCRATE - Fort bien. Donc l'argent déposé sert à payer, sans retirer de pièces de la banque, il suffit d'un simple ordre de transfert d'un compte à un autre. LE BANQUIER - C'est cela. SOCRATE - Donc cet argent existe. LE BANQUIER - C'est ridiculement vrai. SOCRATE - Mais l'argent emprunté sert également à payer des dettes et on l'utilise comme celui des compte de dépôts, par des ordres de transfert d'un compte à un autre. LE BANQUIER - Oui. SOCRATE - L'argent emprunté existe donc aussi, mais comme il sert à des opérations différentes de celles des comptes de dépôt, il a une existence indépendante. J'en conclus que l'argent déposé et l'argent emprunté sont deux choses différentes. Comme on ne t'a fourni que le premier, tu as fabriqué le second. LE BANQUIER - Mais enfin, c'est absurde : moi, banquier, je reçois 10.000 drachmes de mes déposants en bonnes pièces frappées par l'Etat. Lorsque je prête, les 10.000 pièces n'ont pas augmenté, ce sont toujours les mêmes. SOCRATE - C'est on ne peut plus vrai. LE BANQUIER - Donc je n'ai pas créé de monnaie. SOCRATE - En es tu bien sûr, peux-tu me dire ce qu'est la monnaie ? LE BANQUIER - La monnaie est un signe qui représente un pouvoir d'achat. SOCRATE - Si je comprends bien, tout signe quel qu'il soit, quelle que soit sa nature, est de la monnaie s'il représente un pouvoir d'achat. LE BANQUIER - C'est bien cela. SOCRATE - Donc si nous découvrons que tu as augmenté le pouvoir d'achat, tu conviendras que tu as fabriqué de la monnaie. LE BANQUIER - Je pourrais difficilement le nier. SOCRATE - Supposons que les dix déposants de tout à l'heure et l'emprunteur veuillent acheter chacun un nouveau cheval. L'animal coûte 1000 drachmes la pièce, ils s'adressent à un maquignon qui décide d'ouvrir un compte dans la même banque. Que va-t-il se passer ? LE BANQUIER - La chose est simple. Les onze hommes m'adresseront un ordre de transférer le montant total de leur compte au compte de leur créancier. SOCRATE - Donc les onze hommes seront débités chacun de 1000 drachmes et le douzième sera crédité de 11.000 drachmes. LE BANQUIER - Certes. SOCRATE - Cependant, tu n'as toujours que 10.000 drachmes en pièces dans ta caisse. LE BANQUIER - Evidemment. SOCRATE - D'où viennent donc les 1000 drachmes supplémentaires, si tu ne les as pas créés. Tu vois bien que tu as fabriqué pour mille drachmes de pouvoir d'achat supplémentaire, puisque cette somme a servi à acheter un cheval qui, sans toi, serait resté entre les mains du maquignon. LE BANQUIER - Par Zeus, Socrate, je ne sais plus que te répondre.
Ce texte est extrait de « Les ouvriers de la onzième heure », édition des écrivains 1998. Pour commander cet ouvrage ou consulter notre librairie, dirigez vous sur Fragmiphériques ou indiquez vos coordonnées postales à janpier.dutrieux@worldonline.fr Revenir à Fables et contes économiques revenir à une économie créditrice
|
|