Le fédéralisme

réponse à la crise du monde occidental

 

par Max Richard

ancien directeur du XXe siècle fédéraliste, 1970

 

 

Nous voici à une époque où, dans la dégradation des mœurs et l’absence des certitudes spirituelles, nous ne voulons ni de nos vices ni de leurs remèdes (Tite-Live). Nihil novi sub sole..... Cette remarque désabusée de l’historien latin nous rappelle qu’il y a deux mille ans nos ancêtres connaissaient déjà le doute et l’angoisse : leçon d’humilité à ceux de nos contemporains qui, parce qu’ils se trouvent à la pointe du temps - comme toutes les générations qui les ont précédés - s’imaginent être seuls à affronter des problèmes apparemment insolubles ; et témoignage qu’au travers des âges comme des régions du globe, l’homme éternel s’interroge sans cesse sur son destin individuel et collectif.

 

Selon une distinction célèbre, époques et périodes alternent tout au long de l’aventure humaine. A des ères de plénitude, d’ailleurs toujours relative, d’autres succèdent, où dominent trouble, égarement, désespoir. Les pessimistes parlent alors de décadence et les optimistes de l’accouchement douloureux d’une civilisation nouvelle - cependant qu’Arnold Toynbee voit dans cette sinusoïde la courbe des réponses positives ou négatives de l’humanité aux « défis » de l’histoire.

 

Rares sont en tout cas les observateurs des années 70 qui nient la crise traversée par ce qu’on nomme le monde industrialisé. (Il est notable que cette crise épargne les pays du tiers monde, trop occupés à tenter de rattraper les sociétés « de consommation » pour gaspiller leur énergie en agitation et en débats de conscience). Séquelles de la dernière guerre mondiale ou manifestation d’un désordre fondamental ? On peut estimer que l’après-guerre a servi de détonateur à une explosion dont les prodromes remontent à un demi-siècle et peut-être davantage.

 

En France, il aura fallu mai 1968 pour que nous prenions conscience de notre entrée dans une ère révolutionnaire de contestation généralisée. De tout temps, des hérétiques et des révoltés ont, au nom d’autres valeurs que celles dont s’inspirait une société, mis celle-ci en cause. Toutefois, la révolte actuelle contre nos traditions, nos institutions, nos modes de vie et de pensée n’est pas seulement le fait des jeunes, des étudiants, des traumatisés et des démunis. Elle s’étend à tous les âges et à toutes les couches sociales : personne ne semble plus « bien dans sa peau » ; d’où l’évasion dans la pornographie, la violence, la drogue, négations de l’ordre moral.

 

La contestation est devenue universelle. Ce n’est plus telle institution, tel aspect de la société qui sont rejetés, c’est la société toute entière, avec l’ensemble des valeurs qui la sous-tendent. Formes politiques, processus économiques et sociaux, règles morales élémentaires et jusqu’aux comportements millénaires de la plus simple décence, « il n’y a plus rien de sacré », comme dit l’homme de la rue dans une formule qui va à l’essentiel.

 

Une société saine «  vit  » les valeurs qu’elle proclame

 

Au-delà de ses manifestations politiques, sociologiques, morales, la crise que nous traversons apparaît essentiellement comme une crise de valeurs [1].

 

Tout homme et toute société se réfèrent au moins implicitement à un ensemble de valeurs. Le besoin d’explicitation se fait sentir lorsque les valeurs sont gravement menacées, un peu comme on apprécie la santé lorsqu’on est malade. Nous nous apercevons alors que les valeurs que nous voulons défendre, conserver, enrichir, découvrir ou redécouvrir sont des valeurs collectives ressenties individuellement et qui nous permettent de nous sentir en communion avec les autres.

 

Liées aux notions de civilisation et de culture – si la culture est la civilisation en train de se faire, tâche jamais terminée -, l’idée de valeur ne l’est donc pas moins à celle de consensus, c’est-à-dire la participation personnelle à la société et à cette « âme » dont Bergson pressentait au début du siècle qu’il lui fallait s’élargir aux dimensions du monde moderne.

Une société s’effondre lorsqu’elle ne « vit » plus ses propres valeurs, ou les vit de façon formelle et superficielle (la décadence romaine, la fin de l’Ancien régime, pour prendre des exemples évidents). Une révolution ne triomphe jamais que lorsque ceux qui lui résistaient ne trouvent plus de sens à leur résistance parce qu’ils ne croient plus à ce qu’ils représentent.

 

Il n’est pas de « défense » des valeurs sans adhésion à ce qu’elles signifient, sans fierté de les incarner aujourd’hui, sans fidélité et reconnaissance à ceux qui les incarnaient hier. En revanche, des valeurs devenues rites commodes, gestes figés, oripeaux, délavés, ne méritent pas ce nom et donnent prise à une légitime contestation.

Repères objectifs, les valeurs ne sont authentiques qu’autant qu’elles sont vécues (et pas seulement proclamées) dans la sincérité – et mobilisent ainsi les puissances subjectives, du sentiment individuel et collectif.

 

« L’aventure occidentale de l’homme »

 

Qu’est-ce donc qu’un ensemble de valeurs ? C’est ce qui nous paraît important, solide, stable, permanent, c’est une table de référence, où se mêlent  religions révélées et traditions historiques. Les valeurs donnent un sens à notre vie personnelle ; elles sont nos raisons fondamentales de vivre, de sentir, d’agir. Sans un système de valeurs, conscient ou non, nous tombons dans l’absurde, le nihilisme, la tentation du suicide, et nous ne pouvons communiquer avec autrui. La référence implicite à des valeurs reconnues par tous et essentielle à toute société, elle est le langage commun faute duquel aucun ordre ne peut subsister.

 

Or, toute société tend d’abord à sa propre conservation. Les valeurs fondamentales se présentent donc comme conservatrices ; d’où le risque de les confondre avec l’ordre social lui-même, ses scléroses et ses injustices. Il est significatif que ce soit l’ »établissement » qui évoque les « valeurs » dès que sa primauté est mise en question.

Car toute société travaille en même temps à sa destruction. Elle est traversée de courants contestataires, nés de l’affrontement des hommes et des groupes, de l’asceNsion ou du déclin des classes, des modifications de l’habitat, du développement des techniques, etc.

L’Orient, figé, société close, ne connaît guère la contestation que par imitation de l’Occident. En revanche, d’Héraclite à Socrate, d’Antigone à Diogène, du « Rendre à César » à la Réforme et à la Renaissance, des « Lumières » au libéralisme et au socialisme, l’histoire de cet Occident est celle d’une perpétuelle remise en cause, ce que Denis de Rougemont a appelé « l’aventure occidentale de l’homme ».

 

Valeurs de conservation et valeurs de contestation

 

On peut ainsi distinguer deux sortes de valeur : les valeurs de conservation, de tradition, de sagesse, d’expérience, etc, les valeurs de contestation, de progrès, de spontané, d’aventure, etc. ; ou, en d’autres termes, ce que Desmond Morris, l’auteur du Zoo humain, nomme « forces cohésives » et « forces inventives », entendant par là que toute invention (ou innovation) débouche sur la contestation, et que par conséquent la vie elle-même est contestataire ; mais la vie « ensemble de forces qui résistent à la mort » (Claude Bernard) est également conservatrice. L’histoire humaine se fera dans la contradiction, comme en témoignent par exemple le couple antithétique liberté-égalité ou les sens contradictoires des adjectifs rationnel et raisonnable.

 

Il ne s’agit pas (Proudhon l’a rappelé à Marx dans une lettre célèbre) d’un conflit mortel entre une thèse et une antithèse destiné à s’abolir dans la violence d’une synthèse arbitraire. C’est un équilibre dynamique, une tension créatrice, où l’effort des hommes, maîtres et non esclaves de l’histoire, est capital pour appuyer sur l’un ou l’autre des plateaux, afin que ne s’établisse pas un déséquilibre durable qui figerait l’ordre social : tel est le fondement de la démarche fédéraliste, à partir de l’expérience concrète, en dehors de toute idéologie.

 

L’équilibre rompu

 

Maintenu vaille que vaille au travers des « époques » et des « périodes », cet équilibre semble aujourd’hui rompu. Les valeurs de contestation l’emportent sur les valeurs de conservation, les forces inventives sur les forces cohésives. Entre les masses informes traversées de courants furieux et l’exaltation sans frein des pulsions individuelles, entre les solidarités idéologiques abstraites et l’insurrection des instinct primitifs, la société occidentale se désagrège. Les complémentarités deviennent des oppositions et la confusion intellectuelle est partout.

 

Les mêmes esprits récusent l’autorité paternelle et récitent le catéchisme de Mao, prônent en même temps la pan-sexualité et l’ascèse, couvrent la patrie de sarcasmes et déifient l’Etat, participent au délire nationaliste et s’inféodent aux empires totalitaires, opposent à la pureté d’un lointain tiers-monde la corruption d’une société de consommation dont ils profitent sans vergogne, prônent un système collectiviste qui ne tolérerait pas une seconde le moindre de leurs dérèglements, etc.

 

De ce désordre intellectuel et moral, les causes sont multiples et nous ne saurions les examiner toutes en quelques pages. Contentons-nous d’en rappeler quelques-unes.

 

On trouve sans doute d’abord le pessimisme généralisé qui a succédé à l’optimisme scientiste d’hier. Depuis les « lumières », c’était un dogme que l’humanité ne pouvait que progresser vers un mieux. La Bombe a prouvé au moins sceptiques que le progrès n’est pas à sens unique, et même qu’une découverte effrayante - par ailleurs prometteuse d’une inépuisable énergie - pouvait conduire à l’anéantissement de l’humanité. D’où, pour le petit nombre, un fécond retour aux valeurs spirituelles mais, pour le grand nombre, un à quoi bon désespéré ou cynique.

 

Autre cause de bouleversement : l’accélération technique devant quoi, apprenti-sorcier sans formules de conjuration, l’homme se sent démuni. Les institutions et les esprits sont de moins en moins en mesure de répondre aux questions multipliées que cette accélération lui pose sans cesse. Il est dépassé par son propre rythme, les cadres dans lesquels ses ancêtres et lui ont vécu éclatent ou se disloquent. Ainsi, dans le Choc du Futur, Alain Tôffler remarque qu’aux Etats-Unis aujourd’hui, « plus rien n’est stable ni permanent. Les valeurs, les liens affectifs, les objets fonctionnels s’usent à une vitesse toujours croissante. L’homme change à une vitesse toujours croissante. L’homme change de logement et d’emploi de plus en plus fréquemment ». Ceci explique que les Etats-Unis aient connu avant nous l’explosion contestataire - mais nous les rejoignons. Or, la maison et le métier étaient les repères essentiels de l’homme, les lieux de son épanouissement, de son enracinement, de son insertion sociale.

 

A quoi il faut ajouter que la société industrielle, qui multiplie les biens, ne comble pas la soif d’absolu, d’autre chose, d’ailleurs - de dépassement - que l’homme porte en lui depuis qu’il est sorti du limon originel, ce que les Ecritures expriment admirablement en rappelant qu’il ne vit « pas seulement de pain ». Pire, en l’entourant de confort, elle tend à la fois à l’engoncer dans le matérialisme et à lui donner la nostalgie d’une société qui étancherait ou tenterait d’étancher cette soif. Trop d’avoir incite à rechercher un peu plus d’être.

 

En outre, l’homme vit de plus en plus dans le discontinu. L’information universelle ne le laisse plus en repos. Par la presse, la radio, la télévision, des milliers de « nouvelles » lui parviennent chaque jour : tout est toujours nouveau, tout change, rien ne demeure. De plus, les mass media[2] ne signalent à peu près jamais les événements fastes, heureux, réconfortants. Dans leur recherche du sensationnel à tout prix, une impitoyable concurrence aidant, c’est le dramatique, l’anormal, le violent qu’ils mettent en exergue. Catastrophes, épidémies, révolutions, putschs, attentats... telle est l’actualité. Comment s’étonner que l’homme d’Occident perde le pied ?

 

Il est de surcroît plongé dans l’atmosphère étouffante, fiévreuse, des villes de plus en plus « tentaculaires ». L’explosion démographique et l’industrialisation vident les campagnes au rythme démentiel de l’urbanisation. Dans un univers de béton et d’asphalte, l’homme perd le contact avec les rythmes naturels, s’entasse dans les boîtes à habiter toutes semblables, s’épuise dans des déplacements quotidiens de plus en plus pénibles, est en proie à la promiscuité, à la pollution, atome perdu dans la foule. L’ère des masses, les agglomérations gigantesques ont transformé les cités d’hier, à la mesure de l’homme en fourmilières incessamment agitées où les contacts personnels ont fait place à la juxtaposition d’individus sans relations réelles entre eux. Le prochain n’est plus qu’un gêneur.

 

D’où, pour « compenser », l’attrait sur tous les traumatisés du monde moderne des rêveries intellectualistes nourries d’anti-valeurs systématiquement cultivées. On nie la nécessité des contraintes sociales, on réclame une « libération totale », on va, dans un délire d’abstraction proche de la folie, jusqu'à refuser la condition humaine. « Qui veut faire l’ange fait la bête » : devant le déchaînement de la pornographie la plus basse, conjugué avec les excès de l’idéalisme désincarné, le mot de Pascal n’a jamais été plus vrai

 

D’où, également, le culte excessif de la jeunesse - qui est en outre un excellent marché pour les affairistes avisés. Les sociétés d’hier respectaient et honoraient leurs anciens, faisaient appel à leur sagesse et expérience. Aujourd’hui, ces mots font sourire, et les vieillards sont des inutiles. Le mot d’ordre est à l’instinct, au jaillissement incontrôlé, au dynamisme de l’informel, à l’innovation à tout prix [3] : qu’on songe à la peinture, à la musique, au théâtre du « happening », au cinéma-provocation, etc. On veut oublier que l’art est à la fois inspiration dyonisiaque et contrôle apollinien, venu des profondeurs et maîtrisé par la raison, surgi et parachevé par le métier.

 

Là encore, l’équilibre entre tradition et progrès, entre forces antagonistes et complémentaires, a été détruit. Ce malaise de l’Occident peut devenir maladie mortelle si l’on n’y remédie sans tarder : le totalitarisme aux aguets compte aujourd’hui pour nous vaincre bien plus sur notre pourrissement intérieur que sur son appareil politico-guerrier ; il apparaît même aux yeux des naïfs comme une promesse d’ordre face à l’anarchie montante, conjuguant ainsi les avantages de la guerre subversive et le prestige rassurant des vertus « bourgeoises ».

Et d’ailleurs, à quoi servirait-il de nous y opposer si nous n’avions plus rien à défendre, que notre confort et notre tranquillité ?

 

Une responsabilité historique

 

C’est ici que le fédéralisme a un rôle capital à jouer, une responsabilité historique à assumer. Fondée sur l’homme concret, sur la réalité de ses rapports avec la société, en un mot sur l’ordre naturel, et en même temps, vue prospective de l’insertion dynamique de l’humanité dans l’histoire, attentive à ne négliger aucun aspect de la vie sociale, rebelle à tout apriorisme systématique, l’attitude fédéraliste est la plus propre à concilier les aspirations contradictoires de l’Occident, à rétablir l’équilibre entre les valeurs apparemment opposées - mais fondamentalement complémentaires - dont son cheminement est tissé : le particulier et l’universel, la diversité et la société. C’est une clé qui bien employée, peut aider la civilisation contemporaine à sortir de ses impasses, à résoudre sans drame des problèmes apparemment insolubles générateurs de conflits révolutionnaires, qu’il s’agisse de l’ordre social ou de l’édification d’une communauté pacifique des peuples.

 

Le fédéralisme n’est ni une philosophie, ni une doctrine. C’est une foi en l’homme, une méthode de réflexion et d’action socio-politique. C’est une foi en l’homme, une méthode de réflexion et d’action socio-politique, un ensemble d’institutions. S’il emprunte certains de ses trait à la théorie juridique classique, il ne se réduit ni à la distinction entre l’Etat fédéral ou la Confédération et l’Etat unitaire, ni à une théorie des collectivités territoriales. Il embrasse toute l’activité humaine et concerne donc tous les aspects du monde contemporain.

Son activité s’est affirmée au lendemain de la seconde guerre mondiale, aussi bien à propos de la nécessaire construction européenne qu’en ce qui concerne la sauvegarde des libertés individuelles et sociales.

Il y a un quart de siècle, le fédéralisme faisait surtout porter l’accent sur ces dernières, qui menaçaient gravement l’étatisme et la centralisation. Il insistait donc sur l’autonomie, l’autogestion, la décentralisation organique à tous les niveaux de décision.

 

Dans les années 1970, ces lignes de force « centrifuges » sont toujours valables - même et surtout lorsqu’elles se conjuguent avec l’effort « centripète » de la fédération progressive de l’Europe. Conséquence entre autres du déséquilibre intellectuel et moral que nous avons rapidement analysé, a crise de mai 1968 a toutefois révélé qu’en réaction exaspérée contre les scléroses centralisatrices, un mouvement explicable mais dangereux (parce qu’oublieux des solidarité du bien commun) réveillait de latentes inclinations à l’anarchie. Il importe aujourd’hui d’appuyer sur l’autre plateau - en rappelant que si le courant social va de bas en haut, il ne peut être isolé de l’architecture de l’ensemble ; et qu’à la légitime affirmation des libertés de base doit correspondre le non moins légitime affirmation de l’ordre, de la hiérarchie, des arbitrages sans lesquels chacun tire à hue et à dia au détriment de tous et donc de lui-même.

 

Décentralisation et autonomie

 

Infiniment plus grave qu’aucune de celles qui l’ont précédée, la crise actuelle de notre civilisation est au moins autant d’ordre métaphysique et religieux que d’ordre politique et social - mais les choses sont étroitement mêlées. Ensemble de principes et de méthodes pour l’organisation de la société nationale et internationale, le fédéralisme n’est certes pas une panacée. Il est cependant la seule voie ouverte à cette réforme intellectuelle et morale à laquelle, au lendemain de la défaite de 1871, Renan appelait déjà les Français ; réforme intellectuelle et morale elle-même inséparable d’une réforme des structures et donc des comportements.

Certes, les principales causes du malaise de la société industrielle subsisteront - et l’on voit mal comment, sans un impossible retour à l’état de nature, on pourrait les supprimer.

 

Toutefois, certaines de leurs plus néfastes conséquences peuvent être atténuées. Les effets traumatisants de l’accélération technique seront combattus par un retour systématique à l’initiative et à la responsabilité personnelles de tous les producteurs grâce à la décentralisation fonctionnelle dans l’usine telle que notre cher et si regretté maître Hyacinthe Dubreuil l’a exposée dans de nombreux ouvrages [4] . A ce système des « ateliers autonomes » libérant les travailleurs de la contrainte et de la passivité du salariat, il convient de joindre une réforme de l’enseignement professionnel et technique telle que les implications humaines et sociales de toute autorité économique fassent partie intégrante de la formation des techniciens et ingénieurs. C’est sur les lieux de travail, grâce à une autogestion fondée sur la compétence et la responsabilité des équipes (dans l’entreprise une et indivisible sous l’autorité incontestée d’un patron-chef d’orchestre) que le travailleur échappera à la mise en équation technocratique et recouvrera la dignité perdue depuis la révolution industrielle. Ainsi, de l’atelier à la profession organisée sur une base syndicale et selon une méthode contractuelle paritaire, pourra s’édifier une économie sociale concertée par tous les partenaires.

 

L’information proliférante pose un problème politique et de déontologie professionnelle. Elle relève essentiellement de la conscience des responsables des mass media, toute mesure autoritaire risquant d’entraîner des abus semblables à ceux des régimes totalitaires. Il n’en reste pas moins que toute nouvelle n’est pas bonne à dire et que l’information professionnelle, voire un « ordre » des journalistes du type de l’ordre des médecins ou de l’ordre des avocats, s’impose sans doute ici. Voilà encore une démarche fédéraliste, puisque fondée sur l’association volontaire et responsable.

 

Quant à l’urbanisme sauvage qui multiplie les grands ensembles sans âme, il est lui aussi en même temps affaire d’Etat et affaire d’organisation professionnelle et territoriale.  Il se trouve au point de rencontre d’un aménagement équilibré du territoire, d’une programmation des équipements élaborée de concert avec tous les intéressés, et ce qu’on pourrait appeler le « socialisme » municipal ou régional, qui ne saurait séparer les fonctions « technique » de l’habitat de tout ce qui, dans une société saine, fait l’accord fondamental entre les citoyens et la cité – qu’il s’agisse de logements à la mesure humaine, du groupement des habitations autour d’un centre, cœur de la vie civique, ou d’un « environnement » aujourd’hui de plus en plus enlaidi et pollué. Ce dernier point est capital et ne saurait relever des seules compétences d’un ministères ad hoc aussi bien intentionné qu’il soit et dont le rôle doit être surtout d’éveil, d’aide et de coordination. En cette matière plus qu’en tout autre, décentralisation et autonomie locale sont en effet les clés de l’efficacité, c’est-à-dire d’une utilisation humaine de l’espace, dans le respect de la nature, des vestiges du passé et des légitimes besoins des populations.

 

Bases de la reconstruction

 

Il s’agit de bâtir un ordre vivant et concret. Vivant : parcouru de courants organiques et fondé sur des communautés conscientes. Concret : enraciné dans les réalités quotidiennes et les cadres naturels.

La famille des années 1970 n’est plus ce qu’elle était jadis et naguère. L’évolution biologique et psychologique émancipe les enfants plus tôt qu’hier. Il n’en reste pas moins que l’équilibre à rétablir est incompatible avec un individualisme négateur des nécessités premières, qui sont familiales [5].  Rétablir l’autorité paternelle et maternelle dans ce qu’elle a d’indispensable à la formation des jeunes – pour qu’ils sachent plus tard exercer leur liberté en pleine connaissance de cause, et élever à leur tour leurs enfants – apparaît au moins aussi urgent que de rétablir l’autorité de ceux qu’on nommait des maîtres – c’est-à-dire des éducateurs et des exemples – et qui ne sauraient se contenter d’être des « enseignants ». Là encore déséquilibre : hier abusivement centralisée à la napoléonienne, l’Université – dans tous ses ordres – a éclaté depuis mai 1968 en féodalités idéologiques. Il faut la restructurer organiquement, dans l’autonomie et la cohésion : tenir les deux bouts de la chaîne, ne pas sacrifier les libertés à l’unité, ni l’unité aux libertés, tel est un des leitmotivs du fédéralisme.

 

Inutile d’insister sur la commune, fondement d’un ordre libre et d’une démocratie authentique. Défendre et étendre l’autonomie communale est l’un des aspects   fondamentaux de l’effort fédéraliste – avec cette précision que cette autonomie doit, pour être effective et pas seulement verbale, reposer sur des collectivités locales suffisamment riches en hommes, en superficie et en moyens ; sinon, elles ne peuvent qu’être d’éternelles assistées. Coopération organique, fusion si nécessaire et ressources financières propres : tels sont les points fondamentaux de la réforme qui fera de nos communes des collectivités réellement autonomes.

 

Cette réforme est inséparable de la décentralisation régionale qui doit transférer à des régions puissantes, dotées d’institutions représentatives, la majorité des compétences économiques et sociales aujourd’hui dévolues à l’Etat – et mal exercées par lui. Une régionalisation effective est à la fois le moyen de restaurer le civisme, d’instaurer la participation, de remédier aux distorsions économiques du pays, et de mettre la France à l’heure de l’Europe.

 

Ainsi, retrouvant les communautés naturelles en leur donnant une dimension autre, le fédéralisme redonne un sens à la patrie. Parmi les « valeurs » aujourd’hui décriées, le patriotisme occupe hélas une place de choix. On ne fait pourtant rien sans amour, sans respect, sans fidélité ; mais il faut relier le passé au présent, trouver dans la tradition et la piété envers les ancêtres – patrie, terre des pères – des raisons de préparer l’avenir. L’équilibre retrouvé consiste à continuer la tâche des générations, sans nostalgie passéiste ni culte exclusif du futur.

 

La patriotisme fédéral

 

L a commune, cadre de vie quotidienne des foyers, premier et essentiel étage d’un civisme concret, la région, rencontre des coutumes séculaires, des solidarités affectives et du développement économique, social et culturel, la nation, patrimoine commun des Français, témoignage de l’unité de leur histoire dans la diversité de leurs appartenances, l’Europe, maison commune de nos patries régionales et nationales, enfin réconciliées par un destin planétaire – non seulement ces communautés concentriques ne s’opposent pas, mais elles se complètent et s’étayent l’une l’autre, des enracinements premiers aux projets mondiaux, du particulier à l’universel.

 

Voilà le patriotisme fédéral, fait de solidarités et de layautés complémentaires. A la « masse » amorphe et gigantesque, où l’individu se dissout et que cimentent artificiellement des idéologies rudimentaires ne débouchant que sur la violence, le fédéralisme substitue les groupes organiques où s’effectuent les relations personnelles, se fédérant et se hiérarchisant progressivement à mesure des besoins.

 

Partout il multiplie les communautés territoriales et fonctionnelles où se conjuguent l’autonomie, la participation la compétence et la responsabilité. Aux conservateurs, il rappelle ainsi que les structures les plus vénérables n’ont de sens que si tous s’y sentent chez eux et que les hiérarchies ne se fondent que sur les devoirs effectivement assumés. Aux contestataires, il souligne que l’autogestion ne saurait être l’éclatement systématique de l’autorité : elle ne se justifie que si elle s’exerce au profit du bien commun et que si tout pouvoir délégué ou conquis procède de capacités effectives que sanctionneront les résultats obtenus.

 

Les situations acquises n’ouvrent pas droit au commandement, les revendications égalitaires pas davantage. Tout pouvoir, à quelque échelon que ce soit, ne se légitime que s’il concourt à la fois au bien de la communauté inférieure et à la cohésion de la communauté supérieure. Ainsi sont évitées au maximum en haut les scléroses d’un ordre figé, et liquidées les frustrations d’en bas pour autant qu’elles se résolvent en responsabilités clairement assumées.

On voit que l’ordre social du fédéralisme est souple et fluide par nature : courant d’en bas et contrôle d’en haut se répondent constamment, dans un échange incessant. Rien ne répond mieux à la nécessité contemporaine de la mobilité sociale et de la formation permanente.

 

Le fédéralisme concilie les valeurs complémentaires

 

Dans ces lignes, nous ne prétendons nullement tracer les contours d’une utopie. Comme tout ordre humain, l’ordre fédéraliste est imparfait ; mais il répond mieux qui l’ordre individualiste, loi de la jungle, ou que l’ordre collectiviste, loi du bagne, à la nature profonde de l’homme et de la société. Surtout, il s’efforce de tenir la balance égale, dans un perpétuel souci d’équilibre, entre les forces cohésives et les forces inventives, entre les valeurs de permanence et les valeurs de renouvellement.

 

On ne trouvera pas ici le tableau d’une société idéale. Nous avons simplement indiqué quelques-unes des voies de la réflexion et de l’action fédéralistes : la réforme sociale, dans l’entreprise et la profession, la réforme territoriale (commune et région), l’entreprise européenne. Si les points d’application sont différents, la méthode est la même, comme nous pensons l’avoir montré.

 

Il s’agit dans tous les cas de considérer en même temps les aspects « opposés » - c’est-à-dire complémentaires – d’une même réalité : la personne et le groupe, la commune et la région, la région et la nation, la nation et l’Europe – ou, en termes plus généraux, l’unité et la diversité, l’autorité et la liberté, etc – c’est-à-dire en fin de compte, de concilier les deux ordres de valeurs que nous avons reconnus dans l’         occident.

Répétons-le : attitude d’esprit, le fédéralisme est le contraire d’un système. Il est l’acceptation même de la réalité. Il est essentiellement un réalisme – mais non une soumission à l’on ne sait quelle fatalité : dans les limites de leur condition et des lois naturelles ( qu’ils ne peuvent modifier en dépit des rêveries orgueilleuses de certains, qui s’aliènent ainsi au monde), les hommes sont libres et maîtres de leur destin. En ce domaine comme ailleurs, « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant ».

 

Le principe de subsidiarité, clé de la répartition des tâches

 

Compromis réaliste entre l’humilité et la fierté, entre les pulsions du passé et les stimulations du futur, entre le for intérieur et la solidarité humaine, le fédéralisme propose dans l’ordre national et dans l’ordre international tout un ensemble d’institutions, de la place du village au monde, de l’atelier à l’organisation professionnelle et interprofessionnelle. Institutions toutes fondées sur la quadruple coïncidence, à tous les échelons, que nous appelons : compétence – participation – autonomie – responsabilité, et articulées entre elles selon le principe de subsidiarité.

 

Ce principe est essentiel, qui garantit les autonomies étagées en même temps que la solidarité de l’ensemble social. Il consiste à reconnaïtre d’abord à toute communauté, quelle qu’lle soit, toutes les compétences qu’elle est en mesure d’assumer effectivement, et à ne déléguer d’attributions au niveau immédiatement supérieur que lorsque la communauté considérée n’est pas en mesure de régler une question qui la dépasse ; ce que les Suisses traduisent par la formule : « In dubiis libertas, in necessariis unitas » et les Allemands par la formule : « En bas tout le possible, en haut tout le nécessaire ».

 

Le fédéralisme, l’Etat et l’Europe

 

On saisit à quel point une telle règle permet, sinon de résoudre (car tous les cas d’espèce sont innombrables), tout au moins de situer dans leurs véritables données les problèmes de plus en plus complexes que pose la société contemporaine, en équilibrant le conflit entre « forces cohésives » (en haut) et (forces inventives » (en bas). Il ne s’agit plus ici d’une vue quantitative, même si, dans l’ordre territorial (à la commune ce qui est communal, à la région ce qui est régional, etc.), on passe de communautés moins vastes à des communautés plus vastes ; il s’agit de tenir compte du caractère spécifique des tâches à accomplir, des fonctions à assumer, des responsabilités à déterminer. Le fédéralisme propose un ordre qualitatif : la région n’est pas une grande commune, pas plus que la région n’est une grande région, ou l’Europe une grande nation.

 

On sait à quel point ce principe, si évident, si conforme à la raison « raisonnable » (mais que nient les rationalistes centralisateurs, jacobins, totalitaires) pose sous son véritable éclairage le rôle de l’Etat national. Tout de même que ce dernier remplit, à son échelon, une fonction subsidiaire ou supplétive, à l’égard des collectivités régionales, elles-mêmes assurant la même fonction à l’égard des collectivités locales, les nécessaires institutions européennes (législatives, exécutives et judiciaires) gèrent le domaine commun qui excède les compétences nationales.

 

Ainsi sont tranchés les faux problèmes de la souveraineté et de la supranationalité puisqu’il ne s’agit pas d’abandon ; c’est d’une répartition des tâches qu’il s’agit, et dont nul ne peut dénoncer l’arbitraire, sauf à avoir de l’Etat national une vue mystique, passionnée et finalement totalitaire. Le fédéralisme remet l’Etat à sa place, toute sa place mais rien que sa place, aussi bien vis-à-vis de la nation organisée dans ses communautés que vis-à-vis de la Fédération naissante du « vieux » continent, lequel, manifestant une nouvelle jeunesse, peut et doit jouer en un monde trop dominé par les « grands » un rôle capital dans la communauté planétaire des peuples, car il est la terre de l’humanisme.

Multipliant les centres de décision et dotant les entités politiques et économiques des pouvoirs et des moyens nécessaires à l’exercice de leur autonomie, le fédéralisme utilise ainsi les tensions centrifuges au profit de l’unité.

 

Le seul antidote au totalitarisme et à l’anarchie

 

Une telle méthode commence à porter ses fruits dans l’ordre territorial, qu’il s’agisse de la construction de l’Europe unie ou qu’il s’agisse de la décentralisation communale et régionale. Elle offre un champ d’application immense dans l’ordre social et universitaire, à peine exploré. Le fédéralisme social, esquissé par Proudhon, poursuivi par Hyacinthe Dubreuil - au niveau de l’entreprise comme dans le domaine de la solidarité sociale, substituée à une « sécurité » passive - en est encore à ses premiers linéaments. Qui ne voit pourtant que, promouvant dans l’unité la cogestion à tous les étages du monde économique, il permet de réaliser la justice sociale et la participation de tous, dans l’effort, l’initiative et l’épanouissement personnel, offrant ainsi une issue au dialogue de sourds entre libéraux et socialistes et réalisant cette synthèse entre les aspirations économiques, intellectuelles et morales où l’auteur de « promotion » voyait la clé de la question sociale ? il y là un domaine immense à défricher, grâce à un effort soutenu d’invention, d’imagination, de création.

au moment où la participation, la concertation, l’élaboration par toutes les catégories sociales d’un « plan » régional, national et européen est à l’ordre du jour, où l’aspiration pour plus de justice se conjugue à une nostalgie d’ »autre chose » qui ne peut être qu’une fraternité vécue dans la recherche d’un ordre social fondé sur la dignité et la liberté humaines, le fédéralisme est le seul antidote aux hérésies jumelles qu’engendrent l’individualisme et le grégarisme, le délire anarchiste et la fureur totalitaire, corruptions extrêmes des tendances contradictoires qui habitent le corps humain.

 

Réformer dans l’ordre et dans l’enthousiasme

 

Le fédéralisme n’est pas un programme, c’est un projet. Le fédéralisme n’est ni réactionnaire, ni révolutionnaire. Les réactions, au sens politico-social du mot, ne sont jamais qu’une copie inversée des erreurs qu’elles croient combattre, et accélèrent finalement les processus qu’elles se flattent de renverser. Les révolutions, commencées dans l’ivresse et la joie, se terminent toujours dans le sans et la tyrannie. L’ambition du fédéralisme est de réformer dans l’ordre tout ce qi doit être réformé, en prenant appui sur les institutions et les comportements confirmés par la durée, pour innover dans ces deux domaines en conciliant les impératifs contemporains et le souci de préserver l’homme coûte que coûte.

 

Le fédéralisme n’est ni pessimiste ni optimiste. Il sait que la société est toujours menacée par les barbares « verticaux » que dénonçait Burckhardt ; il sait aussi que, si la civilisation est une lente montée de l’humanité vers plus de justice, de liberté et de conscience, toute tentative d’une société parfaite ne prélude jamais qu’aux catastrophes ; mais il sait en même temps que rien n’est jamais perdu, ni pour la conservation du legs des générations passées, ni pour l’espoir en des temps meilleurs.

 

Il appelle tous les hommes et les femmes conscients de la valeur irremplaçable d’une civilisation qui, même si elle n’est pas toujours sans tâche (mais ceux qui le lui reprochent, que proposent-ils de meilleur ?), a donné au monde Aristote, Saint François d’Assise, Jean-Sébastien Bach, Cézanne et représente sans doute le plus bel hommage de la Création au Créateur - il les appelle à participer à un combat qui n’aura pas de cesse, dans l’enthousiasme, l’imagination et la foi dans les valeurs essentielles de l’Occident.



[1] : Selon le Petit Robert, une valeur est «  ce qui est vrai, beau, bien » selon un jugement personnel plus ou moins en accord avec celui de la société de l’époque ». La valeur est donc à la fois philosophique et politico-sociale.

[2] : Ou, moins court mais plus clair : « moyens de communication de masse », presse, radio, télévision.

[3] : Cette mode du changement pour le changement - souvent « justifiée » pour des raisons captieuses - n’épargne pas les pouvoirs publics. N’évoquons ici qu’un indice majeur : le retour à la notation scolaire traditionnelle (de 1 à 20), après l’essai malencontreux de A à E. Il faudrait évoquer aussi le bouleversement perpétuel du baccalauréat, l’engouement pour les mathématiques modernes, systématiquement informelles, les attaques contre l’enseignement traditionnel du français, etc...

[4] : En particulier dans A chacun sa chance (Grasset, 1935) et l’Equipe et le ballon (Flammarion 1948).

[5] : Renan stigmatisait déjà le Code civil, fait « pour un Français naissant trouvé et mourant célibataire », que dirait-il aujourd’hui ? Ajoutons que c’est à partir de la famille qu’on peut et qu’on doit représenter dans la société toutes les personnes qui ne sont pas des producteurs : mères, vieillards, économiquement faibles », etc.

 

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