Insécurités sociales et pauvretés

 

 Dans l’ordre des nécessités des prochaines années, la mise en place de politiques d’inclusion sociale et de développement humain apparaît essentiel.. L’Histoire nous enseigne, en effet, que les guerres civiles sont issues d’une multiplicité de facteurs, au centre desquels, il faut le reconnaître, figure la pauvreté [1]. La violence urbaine n’est-elle pas une déclaration de guerre ?

Il appartient à l’Union européenne, et notamment à la France, de devenir les initiateurs d’un programme ambitieux de réduction et d’éradication de la pauvreté.

Ce combat n’est pas déraisonnable. Mais s’il peut  être soutenu et décliné par la société civile, et particulièrement par des associations comme la notre, le politique, et en premier lieu, le pouvoir législatif, est seul à pouvoir le conduire.

Pour alimenter une réflexion autour de ces objectifs, je proposerai dans ce texte un ensemble de mesures et propositions ayant pour objet, du court au long terme, de combattre les insécurités sociales (1) et de revisiter les politiques de crédit et de solidarité sociale (2), pour enfin supprimer la pauvreté monétaire (3).

 

1.      Mesures de réduction des insécurités sociales.

La précarité est définie, selon le rapport Joseph Wrézinski, comme « l’absence d’une ou plusieurs sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux  [2]. »

1.1- Respecter et soutenir les communautés naturelles.

Les sécurités essentielles à tout être humain fondent son équilibre. Elles s’inscrivent dans une triple dimension, personnelle, familiale et sociale. Les organisations sociales et politiques ont pour seule et unique raison d’être d’en garantir,  d’en servir et d’en promouvoir le développement, indispensable à toute humanité. Elles ne peuvent les étouffer ou les supprimer sans engendrer de graves désordres qui, d’ailleurs, finiraient également par les détruire.

 1.2 - Appliquer le principe de subsidiarité et renforcer les corps intermédiaires.

Les organisations sociales disposent, avec le principe de subsidiarité, d’un instrument pertinent de répartition des coopérations et des secours. Son utilisation permet à toutes les personnes et à tous les groupes sociaux d’assumer leurs responsabilités primordiales et de déployer tout un réseau de solidarités naturelles,  familiale, de voisinage, associative, communale, etc. L’application clairvoyante du principe de subsidiarité suppose particulièrement de :

- renforcer l’institution familiale afin de permettre aux familles, sans course d’obstacles, de se constituer, d’assumer leurs responsabilités, et de réduire les causes profondes, surtout économiques, d’existence de foyers monoparentaux  [3].

- rappeler solennellement à tous les acteurs sociaux les droits et les obligations citoyens, préalablement à l’élaboration d’instruments de démocratie participative.

1.3 - Développer encore les relations de réciprocité et de proximité.

Les relations à sens unique, derrière un guichet et dans l’anonymat, ne sont pas constructives. L’éloignement ne permet pas d’apprécier avec mesure le moment, la durée et le montant du soutien effectivement  nécessaire. 

1.4 - Clarifier et continuer la politique de décentralisation.

La remise aux échelons de proximité appropriés de la maîtrise de l’exécution et de la coordination des actions de lutte contre les exclusions rendrait celles-ci plus efficaces. Elle devrait permettre de simplifier l’ouverture des droits, et de supprimer l’éparpillement des caisses  qui entretient les exclusions [4].

1.5 - Donner des soutiens tangibles à l’inclusion économique.

La réinsertion a besoin de confiance, de stabilité, de crédit et de conseils. L’expérience des micro crédits initiés par la Grammen Bank est à ce sujet éloquente, tout particulièrement les formules de micro crédit conçues par Mohammad Yunus, développées en France par l’Association pour le Droit à l’Initiative Economique (ADIE) de Maria Nowak, qui mériteraient d’être davantage explorées et soutenues qu’elles ne le sont timidement aujourd’hui..

Plus généralement, la pauvreté résulte aussi de manque de repères et de valeurs. C’est une vie sociale qu’il s’agit de rebâtir. Redisons encore une fois ici l’importance des corps intermédiaires pour structurer une société. Nous ne devons jamais oublier que l’homme vit dans de petites communautés.

2. Mesures de révision des politiques de crédit et de solidarité sociale.

Les écarts sociaux se creusent entre ceux qui gardent la possibilité de s’adapter et de bénéficier des évolutions, et le reste de la population. Ils se creusent par des mécanismes subtils et pervers d’exclusion [5].  Quelles en sont les raisons et quelles réponses apporter ?

La productivité des branches de production fut pendant de nombreuses années relativement homogène. Mais l’essor continu des techniques, notamment marqué ces deux dernières décennies, en favorise la dispersion. Celle-ci incite à la réduction des masses salariales de certaines branches et à d’importantes différences de revenus d’un emploi à l’autre, d’autant que la productivité de certaines branches stagne. De surcroît, l’hétérogénéité des taux de productivité est exacerbée par l’élargissement de l’espace concurrentiel.

Une correction des effets dépressifs infligés par cette dispersion des productivités des secteurs, branches, sites, métiers et emplois, impose un réaménagement des politiques de distribution du crédit et de redistribution fiscale et sociale.

2.1 - Repenser la destination du capital financier.

La rupture est de plus en plus nette entre l’économique et la financier. Le capital financier a pour objectif une rentabilité à court terme. Il n’est plus astreint à la sédentarité et échappe à toute régulation sociale. Enfin, il développe des politiques de croissance qui impliquent de brutales mutations économiques accroissant  les écarts sociaux. Les flux monétaires ne sont plus canalisés par une volonté politique [6]. Le crédit bancaire se dirige ainsi davantage vers les secteurs et les firmes les plus productives au détriment de branches et entreprises moins productives, mais générant des externalités positives (services publics, maintien de la ruralité, etc).

Une réflexion sur la destination du capital financier serait ici profitable à tous. Elle devrait  s’attacher à combattre les fuites de la monnaie de crédit vers les circuits financiers les plus attractifs, puis de les réorienter vers les circuits économiques, dont les secteurs à faible productivité mais à forte valeur d’usage social.

2.2 - Asseoir la solidarité sur la consommation et libérer le travail.

Le coût du travail (revenus nets et charges sociales, patronales incluses) devient trop élevé par rapport aux gains de productivité qu’il engendre parfois. Il raréfie l’emploi peu ou non qualifié [7] et  élimine du

marché du travail  d’importantes tranches de population. Il finit par évincer du marché du travail les emplois à faible productivité, ce qui accroît indirectement la pauvreté. Il convient par conséquent que le coût du travail  s’attache à ne pas freiner la compétitivité des entreprises tout en encourageant l’emploi. Le transfert de tout ou partie des charges sociales sur la valeur ajoutée permettrait d’atteindre cet objectif  [8].

La suppression des charges sociales qui augmentent le coût du travail, et leur remplacement par une contribution assise sur la valeur ajoutée, ferait participer tous les agents, même s’ils n’utilisent que peu de travail comme facteur de production, à la définition et au financement de l’effort social de la nation.

Elle permettrait de diminuer le coût du travail, les prix des biens nécessitant de la main d’œuvre, mais augmenterait en contrepartie le prix des produits des entreprises robotisées ou délocalisées.

3. Mesures de suppression de la pauvreté monétaire.

La pauvreté, notion non exhaustive, est analysée comme la manifestation d’une insuffisance de ressources, en fonction de trois indicateurs, monétaire, des conditions de vie, et administrative. Je ne considère dans l’approche suivante que la pauvreté monétaire dont le seuil est défini, dans l’Union européenne, en dessous d’un revenu fixé, par convention, à la moitié du revenu médian qui sépare la population en deux parties égales, l’une percevant moins, l’autre davantage [9]. Il convient donc de noter que c’est une valeur fixe du revenu médian. Si celui-ci augmente, le seuil de pauvreté  augmentera aussi. Le taux de pauvreté indique le pourcentage de la population dont les revenus sont inférieurs ou égaux à ceux définis par le seuil de pauvreté, qu’il s’agisse de revenus du travail, du patrimoine ou de transferts sociaux.

Or, prés de la moitié des revenus répartis entre les ménages ne provient plus directement du travail. C’est la politique de redistribution fiscale et sociale qui permet d’accroître le revenu disponible de près de 70 % de la population. Le tableau ci-dessous indique que les effets de la redistribution sont positifs pour les populations jusqu’au 7e décile.

Les effets de la redistribution sur les revenus en France

Les effets de la redistribution sur les revenus en France

en milliers de francs, par habitant, et par classe de population,

des plus pauvres aux plus riches (de 10 % en 10 %, déciles) en 1994

Décile

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

Revenu  net

20

65

90

109

119

131

140

168

230

391

Revenu disponible

41

88

110

126

129

135

146

161

211

327

source : François Bourguignon, Pierre-André Chiappori  (Fondation Saint Simon)

Mais les déséquilibres sociaux et économiques engendrés par ces revenus conditionnels et redistributifs semblent justifier et rendent pertinent le principe de la distribution d’un revenu inconditionnel et additionnel. Ces revenus apporteraient beaucoup à ceux qui ont peu et peu à ceux qui ont beaucoup, relativement à leurs autres revenus. Ils permettraient l’élimination progressive de la pauvreté monétaire. Leur distribution réduirait mécaniquement la dispersion des revenus comme l’expose le tableau suivant.

 

La réduction de la pauvreté monétaire

par la distribution inconditionnelle d’un revenu uniforme

 

I - Hypothèse de détermination

du taux de pauvreté monétaire

II – Hypothèse de réduction

du taux pauvreté monétaire

 

RU

P

RU.P

 

x = 4,025

 = 3

 

0,5 m = 1,5

 

taux de pauvreté = 25 %

RU+

P

RU.P

 

x = 5,025

 

m = 4

 

0,5 m = 2

 

taux de

pauvreté

= 10 %

1er décile

³1

10

10

³2

10

20

2e décile

³2

30

60

³3

30

90

3e décile

³3

10

30

³4

10

40

4e décile

³4

10

40

³5

10

50

5e décile

³5

10

50

³6

10

60

6e décile

³6

15

90

³7

15

105

7e décile

³7

 5

35

³8

5

40

8e décile

³8

 5

40

³9

5

45

9e décile

³9

 2,5

22,5

³10

 2,5

25

10e décile

³10

 2,5

25

³11

 2,5

27,5

S

 

100

402,5

S

100

502,5

Avec RU : revenu unitaire, P = population, S = somme, x = moyenne arithmétique, m = médiane, RU+ : revenu unitaire auquel est ajouté un revenu uniforme de 1.

----------------------------------------------------------------

Pour simplifier l’exposé, nous considérons une équirépartition des revenus à l’intérieur de chaque décile.

Dans  le cas de détermination du taux de pauvreté monétaire (I), le revenu médian qui divise la population en deux parties égales est de 3. Le seuil de pauvreté (moitié du revenu médian) sera estimé à 1,5 et concernera 25 agents [ 10 ³ à 1 + (50 % x 30) ³ à 2 ] pour un taux de pauvreté monétaire de 25 %.

Dans le cas de réduction du taux de pauvreté monétaire (II), un revenu uniforme égal à 1 est distribué à tous les agents, le revenu médian sera alors de 4. Le seuil de pauvreté sera  estimé à 2 et concernera 10 agents [10 ³ à 2] pour un taux de pauvreté monétaire de 10 %. Dans cette hypothèse, l’ensemble des revenus a globalement bénéficié d’une croissance de 24,8 %, ce qui est accessible en une petite décennie avec un taux de croissance de 2,5 %. La dispersion uniforme des revenus additionnels augmente les revenus du premier décile de 100 %, ceux du dernier décile de 10 %, et le revenu médian de 33 %. 

3.1- Les dividendes de l’effort commun de la nation.

Ces revenus ne doivent pas être pas être conditionnels afin de ne pas  générer des effets de seuil, mais offerts indépendamment des autres revenus issus du travail et du patrimoine.

Ces revenus ne doivent pas être financés par un prélèvement fiscal ou social sur d’autres revenus afin de ne pas pénaliser l’activité. Distribués directement à tous, sous forme de dividendes uniformes de l’effort commun de la nation, ces revenus n’influenceront pas les marchés puisqu’ils ne favoriseront aucune catégorie sociale plus qu’une autre. Ces dividendes pourront être progressivement financés par des émissions monétaires directement injectées auprès des familles, qui se substitueront aux émissions de monnaie bancaire. En contrepartie, les possibilités de création monétaire ex nihilo des banques secondaires devront être limitées, voire annulées, par une obligation de couverture plus conséquente, voire intégrale, de leurs dépôts par de la monnaie centrale [10].

Ces émissions directes de monnaie donneront une impulsion à la croissance. L’augmentation des revenus qui en résultera accroîtra la consommation et la production. Cet accroissement engendrera à son tour une augmentation des recettes fiscales sans que les prélèvements obligatoires ne soient alourdis. Progressivement, le volume de ces émissions se retrouvera dans le budget de l’Etat. Celui-ci prendra alors le relais en le réinjectant auprès des agents dans les mêmes conditions que précédemment, sous forme de dividende, aux variations près des évolutions du Produit Intérieur Brut qui se traduiront par une annulation ou une injection supplémentaire de monnaie de la Banque centrale. De surcroît, la circulation de ce volume monétaire ne souffrira pas de fuites ou de stagnations intempestives puisqu’il sera circonscrit, de son émission à son annulation, dans le circuit économique,.

 3.3 - Le principe jubilaire de remise des dettes.

Une limite temporelle de cinquante ans est donnée, dans l’énoncé biblique du jubilé (Lev.25,10-11),  à toutes les transactions économiques. Tous les cinquante ans, les dettes sont remises et les créances qui n’ont pas été honorées sont perdues.

Notre système financier, et par conséquent nos circuits économiques, reposent aujourd’hui sur un enchevêtrement d’émission, d’annulation, et de durée de dettes et de créances, qui ne s’appuie sur aucune limite temporelle.

L’application du principe jubilaire fixerait cette limite et contraindrait les acteurs, créanciers et débiteurs, à raisonner à l’intérieur d’un temps défini [11]. Elle supposerait la remise impérative de toutes les dettes, à une date déterminée à l’avance, au terme d’une période qui pourrait, en nos temps de diversité et de frénésie des transactions, être beaucoup plus courte que cinquante ans. Par exemple, à l’intérieur d’un espace large de 49 ans, la remise des dettes préalablement déterminée au terme de périodes plus restreintes, pourrait également être envisagée, en fonction des types de transactions. Le principe jubilaire imposerait ainsi à tous les contrats une limite qui dépasse le cadre économique. Son application permettrait de maîtriser le risque systémique des effets ricochets et des ondes de chocs consécutifs à la faillite des débiteurs, et la formation des cycles d’expansion et de récession. Elle imposerait aux acteurs des stratégies de moyen et de long terme, en respectant le développement harmonieux et pacifique de l’humanité. 

Janpier Dutrieux

 [1] - Point de vue, James Wolfensohn, Président de la Banque mondiale, Le Monde du 8 octobre 2001.

[2] - Rapport du Père  Joseph Wrésinski, Président ATD Quart Monde, Grande Pauvreté et précarité économique et sociale, éditions des journaux officiels, 11 février 1987

[3] - De nombreuses études soulignent que les foyers monoparentaux sont fortement touchés par la pauvreté mais n’en apprécient pas le taux relativement aux causes de la  monoparentalité, selon qu’elle est contrainte ou choisie.

[4] - Voir sur ces sujets les travaux du Recteur Gérard François Dumont, notamment Population et Avenir n°647 bis, mars avril 2000.

[5] - Déclaration de la Commission sociale des évêques de France, 7 novembre 1996.

[6] - Par exemple, la possibilité d’attribuer aux administrations publiques un volume de crédits sans intérêt, comme en France avant 1973, est prohibée par le traité de l’Union européenne de 1992 dans son article 104.

[7] - Cf. Philippe Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ?, Refonder la solidarité, éd. du Cerf 1996.

[8] - Cf. Jacques Pichelot, Le prospérisme, Saint Lo 2000 et Pierre Aunac, Une économie au service de l’homme, L’Harmattan 2000.

[9] - L’approche de la pauvreté monétaire, dans l’Union européenne, diffère de celle retenue aux Etats-Unis qui entend définir un seuil de pauvreté absolue. Elle ne prend en compte que l’individu tandis que l’approche européenne ne considère que les ménages. Les seuils européens de pauvreté, définis comme inférieurs à la moitié du revenu médian, n’indiquent qu’une pauvreté relative. Il reste cependant qu’une étude comparative de la pauvreté dans les pays membres de l’OCDE exigerait d’appliquer une conversion des niveaux de vie dans un standard de pouvoir d’achat (SPA) intégrant les écarts entre les niveaux de prix nationaux non pris en compte par les taux de change. Par ailleurs, les calculs de la pauvreté monétaire ne tiennent pas compte, d’un pays à l’autre, des biens et services non marchands dont les populations sont bénéficiaires. Enfin, des indices de niveaux de vie, comme ceux du développement humain (IDH) et le Baromètre des Inégalités et de la Précarité (BIP 40), tentent, en privilégiant une approche multidimensionnelle,  de corriger ces lacunes.

[10] - Sur les injections monétaires directes, voir J. M. Jeanneney, Ecoute la France qui gronde, 1995. Sur la création monétaire ex nihilo et les contrepartie monétaires, voir M. Allais, La réforme monétaire, 1976, Tovy Grjebine, Proposition de loi n° 157,  J.O 1981,  G. Galand et A. Grandjean  La monnaie dévoilée, 1996.

[11] - Cf. H. Dembinski et Jean-Michel Bonvin, Le Jubilé : une idée pour imposer un rythme à l’économie, Observatoire de la Finance, Fribourg.

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