L’Ile des naufragés

d’après Louis Even

 

 

1 - Une explosion a détruit leur bateau. Depuis des heures, ils scrutent l’horizon. Leur radeau de fortune échouerait-il sur quelque rivage hospitalier ? Tout à coup, un cri a retenti : Terre ! Là-bas, voyez ! Et à mesure que se dessine la ligne d’un rivage, les figures s’épanouissent. Ils sont cinq. Jean, le charpentier, qui a le premier lancé le cri « Terre ».François, l’agriculteur, qui, à genoux, une main à terre, l’autre accrochée au piquet de l’épave, regarde, incrédule. Guillaume, spécialisé dans l’élevage des animaux,  regarde lui aussi dans la direction indiquée. Michel, agronome horticulteur, un peu corpulent, est assis sur une valise échappée au naufrage. Renaud, prospecteur minéralogiste, est une fort gaillard. Il se tient debout, en arrière, avec une main sur l’épaule du charpentier.

2 - Remettre les pieds sur une terre ferme, c’est pour les cinq, un retour à la vie. Leur premier empressement est de faire connaissance avec cette île où ils ont échoués. Cette île qu’ils vont baptiser l’île des naufragés. Ils sont les seuls à l’habiter actuellement. L’île n’est pas un désert aride. Guillaume l’éleveur, a rencontré des troupeaux demi-sauvages. Il affirme qu’il pourra les améliorer et en tirer un bon rendement. Quant au sol de l’île, François le trouve en grande partie propice à la culture.Michel y a découvert des arbres fruitiers dont il espère tirer profit. Jean y a remarqué surtout les belles étendues forestières, ce sera un jeu d’abattre des arbres et de construire des abris pour la petite colonie. Quant à Renaud, le prospecteur, il a noté un sous sol richement minéralisé. Renaud se croit assez d’initiative pour transformer le minerai en métaux utiles.

 3 - Et voilà nos hommes à l’ouvrage. Des maisons et des meubles sortent du travail du charpentier. Les premiers temps, on s’est contenté de nourriture primitive mais bientôt les champs produisent et le laboureur a des récoltes. A mesure que les saisons succèdent aux saisons, le patrimoine de l’île s’enrichit. Il s’enrichit, non pas d’or, mais de véritables richesses, de choses qui habillent, nourrissent, logent et répondent aux besoins. Nos hommes se réunissent souvent pour causer de leurs affaires. Dans le système économique très simplifié qu’ils pratiquent, une chose les taquine de plus en plus : ils n’ont aucune espèce de monnaie. Le troc a ses inconvénients. Ainsi, du bois livré au cultivateur en hiver ne pourra être remboursé en légumes que dans six mois. Tout cela complique les affaires. S’il y avait de l’argent en circulation, chacun vendrait ses produits aux autres pour de l’argent. Tous s’entendent pour reconnaître la commodité que serait un système d’argent. Mais ils ne savent comment en établir un. Ils ignorent comment l’argent commence. Bien des gouvernements ont connu cet embarras. Seul, l’argent manquait dans le pays, et le gouvernement restait paralysé devant ce problème. 

4 - Un soir que nos hommes ressassent ce problème pour la centième fois, ils voient soudain approcher une chaloupe avironnée par un seul homme. On s’empresse d’aider le nouveau naufragé. On lui offre les premiers soins et on cause. On apprend qu’il est, lui aussi, échappé du naufrage et seul survivant. Chacun se présente. L’arrivant s’appelle Martin.Heureux d’avoir un nouveau compagnon, on le fête et nos hommes lui font visiter la colonie.

- Quoique perdus du reste du monde, nous ne sommes pas trop à plaindre, lui disent-ils. Une seule chose nous manque, nous n’avons pas de monnaie pour faciliter les échanges de nos produits.

- Bénissez le hasard qui m’amène ici,  répond Martin. L’argent n’a pas de mystère pour moi. Je suis banquier, et je puis vous installer en peu de temps un système monétaire qui vous donnera satisfaction.

Un banquier, O providence, n’est-on pas habitué en pays civilisé, à s’incliner devant les banquiers qui contrôlent les pulsations de la finance ?

5 - Monsieur Martin, puisque vous êtes banquier, vous ne travaillerez pas dans l’Ile. Vous allez seulement vous occuper de notre argent.

- Je m’en acquitterai avec la satisfaction, comme tout banquier, de forger la prospérité commune.

- Monsieur Martin, on vous bâtira une demeure digne de vous.

- Très bien, mes amis. Mais commençons par décharger les effets de la chaloupe, une petite presse, du papier, et surtout un petit baril que vous traiterez avec soin. Ce baril, déclare Martin, est un trésor sans pareil. Il est plein d’or !

Plein d’or ! Le Dieu de la civilisation entré dans l’Ile des Naufragés. Le Dieu Jaune, toujours caché, mais puissant, terrible, dont la présence ou l’absence peut décider de la vie de 100 nations.

- De l’or, continue Martin, mais ce n’est pas l’or qui va circuler. Il faut cacher l’or : l’or est l’âme de tout argent sain. l’âme doit rester cachée et invisible. Je vous expliquerai tout cela  en vous passant l’argent.

 6 - Avant de se séparer pour la nuit, Martin leur pose une dernière question :

- Combien vous faudrait-il d’argent dans l’Ile pour commencer ?

On se regarde, on se consulte. Avec les suggestions du banquier, on convient que 1000 francs pour chacun paraissent suffisants pour commencer.

Rendez-vous est fixé pour le lendemain soir. Mais Martin, pendant ce temps, creuse un trou, y cache son baril. Puis, il met en oeuvre sa petite presse pour imprimer 500 billets.....

Le lendemain soir venu, les 5 arrivent en courant vers Martin.

 7 - Cinq piles étaient là sur la table.

- Avant de vous distribuer cet argent, dit le banquier, il faut s’entendre.

La monnaie est basé sur l’or. L’or, placé dans la voûte de ma banque, est à moi. Donc, l’argent est à moi.... Mais, ne soyez pas tristes. Je vais vous prêter cet argent et je ne vous chargerai que de l’intérêt. Vu que la monnaie est rare dans l’île, je crois raisonnable de vous demander un petit intérêt de 4 pour 100 seulement.

- En effet, Monsieur Martin, vous êtes très généreux.

- Un dernier point, mes amis ! Les affaires sont les affaires, même entre grands amis. Avant de toucher son argent, chacun de vous va s’engager à me rembourser capital et intérêts, sous peine de confiscation de ses propriétés.

- C’est plein de bon sens, Monsieur Martin, nous allons redoubler d’ardeur et tout vous rembourser....

 8 - Et l’argent de Martin circule dans l’île. Les échanges se multiplient en se simplifiant. Tout le monde se réjouit. Cependant, Renaud, le prospecteur, est inquiet. Ses produits sont encore sous terre, et il n’a presque plus d’argent.

- Sommes-nous capables de tenir nos engagements ? Martin a fait 5000 francs. Il nous demande au total 5200 francs. Quand bien même nous rendrions ensemble tout l’argent de l’île, cela ferait 5000 francs et non pas 5200 francs. Personne n’a fait les 200 francs en plus. Nous ne pouvons rembourser capital et intérêts.

Si ceux qui sont capables remboursent pour eux-mêmes, quelques uns vont tomber de suite, quelques autres vont survivre, mais leur tour viendra aussi...

Renaud n’a pas de peine à convaincre les autres que Martin les a dupés. On s’entend pour un rendez-vous chez le banquier.

 9  - Martin devine leur état d’âme mais fait bon visage.

- Attendez mes amis. les banquiers s’adaptent toujours aux conditions, pour le plus grand bien du public. Je ne vous demande que l’intérêt. Vous continuez de garder le capital.

Quelques uns parmi vous peuvent devenir incapables de payer même leur intérêt, parce que l’argent va de l’un à l’autre. Mais organisez vous en nation et convenez d’un système de collection. On appelle cela taxer. Vous taxerez davantage ceux qui auront plus d’argent, les autres moins.

Et nos hommes s’en vont, mi-calmés, mi-pensifs.

 10 - Cependant la situation empire dans l’île. La productivité a beau augmenté, les échanges ralentissent. Martin pompe régulièrement ses intérêts. Ceux qui paient le plus de taxes crient contre les autres et haussent les prix pour trouver compensation. Ceux qui ne paient pas de taxes, les plus pauvres, crient contre la cherté de la vie et achètent moins. C’est la crise.

11 -  Martin sait que pour maintenir le contrôle financier, il faut occuper le peuple avec autre chose. Il a remarqué que sur les cinq insulaires, deux sont libéraux et trois socialistes. Il va donc s’appliquer à envenimer leurs discordes politiques. A l’aide de sa petite presse, il fait paraître deux feuilles hebdomadaires : « La Liberté » pour les premier et « l’Egalité » pour les seconds. « La Liberté » dit en substance : « Votre dette nationale est l’oeuvre des socialistes, toujours prêts aux aventures politiques ».« L’Egalité » dit en substance : « Si vous êtes exploités, c’est-à-cause de ces arriérés de libéraux toujours collés aux gros intérêts ». Et nos deux groupes politiques se chamaillent, oubliant le véritable forgeur de chaînes, le contrôleur de l’argent, Martin.

 12 - Mais un jour, Jean, réfléchissant, conclut que le progrès apporté par le système monétaire du banquier nourrit tout ce qu’il y a de plus mauvais dans la nature humaine. Il conclut qu’une monnaie basée sur l’or, sortant de la banque à l’état de dette est une monnaie malsaine. Et Jean, pensif, se parlant à lui-même, de continuer : L’argent ne tire nullement sa valeur de l’or, mais des produits que l’argent achète.... A toute augmentation de production doit correspondre une aug-mentation équivalente d’argent. Jamais d’intérêt à payer sur l’argent naissant .... Les prix doivent être ajustés au pouvoir d’achat par un coefficient des prix.

 13 - Jean n’y tient plus. Il se lève et court faire part de sa réflexion à ses quatre compagnons. Et Jean s’installe professeur :

- Voici, dit-il, ce qu’on aurait pu faire, sans le banquier, sans or, sans dette. J’ouvre un compte au nom de chacun de vous. A droite les crédits, à gauche les débits. On voulait chacun 1000 francs pour commencer. Inscrivons donc 1000 francs au crédit de chacun. François achète des produits à Guillaume pour 100 francs. Je retranche 100 francs à François, il lui reste 900 francs. J’ajoute 100 francs à Guillaume, il a maintenant 1100 francs. Michel achète à Guillaume pour 200 francs. Je retranche 200 francs à Michel, il garde 800 francs. Le compte de Guillaume monte à 1300 francs. Guillaume achète des denrées à François pour 300 francs. Je retranche 300 francs à Guillaume. Il garde 1000 francs. Le compte de François remonte à 1200 francs. Et ainsi de suite .... Si l’un de nous a besoin d’argent pour augmenter sa production, on lui ouvre le crédit nécessaire, sans intérêt. Il rem-bourse le crédit une fois la production vendue. On augmente aussi, périodiquement, les comptes de chacun d’une somme additionnelle, sans rien ôter à personne, en correspondance avec la production et le progrès social. C’est le dividende de nos efforts mutuels.

 14 - Tous ont compris. La petite nation  applique ces principes sous le nom de crédit social. Le lendemain, le banquier reçoit une lettre des cinq : « Monsieur, vous nous avez endettés et exploités sans aucune nécessité. Nous établissons immédiatement dans l’Ile des naufragés le crédit social. Un dividende familial remplacera les dettes de chacun. Ci-joint l’argent que vous avez fait pour nous. Vous ne pouvez réclamer ce que vous n’avez pas fait ». Martin est au désespoir, son empire s’écroule.

 15 - Nos hommes font signer un document à Martin attestant qu’il possède encore tout ce qu’il avait en venant sur l’île. Il organise aussi un inventaire général public et cherche le fameux baril d’or. Les cinq le sortent du trou avec beaucoup moins de respect cette fois. Il ont appris à mépriser le fétiche or. Renaud, en soulevant le baril, trouve que pour de l’or, ça ne pèse pas lourd. L’impétueux François n’hésite pas plus longtemps. Un coup de hache et le baril éclate: de l’or, pas un gramme ! Des roches, rien que des vulgaires cailloux. Nos hommes n’en reviennent pas.

- Dire qu’ils nous mystifiés à ce point-là !

A-t-il fallu être gogos pour tomber en extase devant le seul mot « or » !

- Dire que nous nous sommes hais, combattus pour une supercherie pareille !...

Mais Martin n’avait pas attendu son reste. Il ramait déjà sur la chaloupe.

La légende dit qu’il aurait trouvé une île un peu plus loin. Mais personne ne sait si elle était occupée 

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