Monnaie et souveraineté

 

 

par Eric Dillies

 

Il peut sembler, à première vue, curieux de s'interroger sur le problème de la monnaie dans notre revue consacrée aux rapports entre histoire, science et foi. C'est qu'habituellement la monnaie est étudiée dans le cadre d'une science : l'économie qui semble éloignée de nos préoccupations éditoriales. Cependant en tant qu'elle s'affirme comme une science, l'économie pose le problème de son statut dans la connaissance : sur quels principes repose-t-elle, quelle est sa méthodologie, le discours qu'elle nous propose est-il en adéquation avec lui ? L'économie comme toute science soulève l'interrogation épistémologique. Trop rares sont ceux qui, comme M. Allais, osent dévoiler ce qu'il y a derrière ce bel édifice formalisé et mathématisé qu'est l'économie et qui donne toutes les apparences de la scientificité : principes faux, méthodologie douteuse, discours incapable de prévoir les crises.

Mais, c'est à un autre titre que l'économie doit nous intéresser. Bien qu'éloignée de nos fins dernières, l'économie et la monnaie en assurent les échanges et ils sont les moyens indispensables à notre intégration sociale dans la communauté. Comme le rappelait si pertinemment Marcel de Corte, la modernité a remplacé la fin de l'ordre social par la multiplication des moyens. L'économie en tant que moyen devrait être mise au service de l'homme. Désormais l'homme est au service de l'économie, il s'agit là d'une perversion ontologique majeure dont nous ne finirons pas de payer les conséquences sociales et politiques désastreuses. Comme nous le rappelle si souvent et si justement Guy Berthault, il faut revenir aux principes et donc à Aristote qui fut le premier à étudier la nature de la monnaie (chapitre I) ; mais au-delà d'Aristote nous verrons (chapitre II) que la monnaie a une origine sacrée et doit se comprendre comme le médiateur absolu de la société. La nature définie, nous découvrirons (chapitre III) l'image qui est faite dans le monde moderne et en particulier la monnaie d'endettement, chose inconnue dans l'antiquité. Et comment (chapitre IV) elle perturbe intrinsèquement l'économie. Quelles furent les réponses de la théorie et de la pratique pour résoudre cette instabilité. A ce stade on ne peut pas éviter la question de savoir à qui appartient le droit d'émission monétaire et quelle en seraient les conséquences (chapitre V). Enfin, nous terminerons par des exemples tirés de l'histoire qui nous enseignent comment les peuples confrontés à la crise en sont sortis par la monnaie.

 

I - Aristote et la monnaie

L'Athènes du IVe siècle offrait certainement à l'analyste de la réalité économique et financière un terrain d'observation privilégié dans le monde antique. Le Pirée était l'une des plaques tournantes du commerce maritime en Méditerranée, et l'un des atouts majeurs de la prospérité d'Athènes fut la constitution par cette Cité d'une véritable économie monétaire. Xénophon y voyait l'origine de sa supériorité commerciale sur les cités rivales : "Dans la plupart des villes étrangères, les marchands navigateurs sont obligés, faute d'espèces ayant cours, de prendre une autre cargaison pour celle qu'ils déchargent ; chez nous au contraire, on peut emporter en échange tous les objets dont on a besoin, et si l'on ne veut point d'échange, on donne sa cargaison pour de l'argent".

On l'a dit, la monnaie est apparue en Lydie au VIIe siècle et à Athènes au VIe. La monnaie athénienne est en argent, extrait des mines du Laurion qui fournissent en abondance un excellent métal que l'on frappe à l'effigie de la chouette.

Cependant la guerre du Péloponèse et l'intensification des échanges va bouleverser la cité athénienne en la faisant passer d'une économie agraire à une économie marchande. Avant, la richesse était foncière ; elle est devenue commerciale.

Nombreux sont ceux qui, tel Aristophane, vitupéreront cet état de fait, regrettant l'idéal ancien et chacun garde en mémoire les vers d'Antigone sur le pouvoir corrupteur de l'argent.

"Aucune mauvaise institution, en effet, n'a germé / Chez les hommes comme l'argent. Les villes, / Il les saccage, il chasse les hommes de leurs maisons, / Il imprègne et détraque les esprits honnêtes / Des mortels, et les incite aux honteuses entreprises".

C'est dans ce contexte nouveau, ce mercantilisme poussée des relations économiques, son pouvoir de dissolution politique et moral qu'intervient Aristote et il répond autrement que par l'anathème ou par la justification inconditionnelle. Mais attentif au réel, il démêle par l'analyse le processus économique. C'est par deux textes que nous sont parvenus la pensée d'Aristote sur la monnaie : dans L'Éthique à Nicomaque, V, 8 et La Politique, I, 9.

 

1) L'échange

Aristote aborde d'abord l'échange. La cité en tant que communauté se caractérise par la division du travail, la différentiation des tâches et la production d'œuvres hétérogènes entre elles, et Aristote cite en exemple une maison et une paire de chaussures. Compte tenu de leurs différences, de leurs inégalités comme le dit Aristote, il faut si l'on veut permettre l'échange les égaliser, c'est-à-dire les rendre commensurables. Egaliser, c'est surmonter la différence et permettre l'échange, sans lequel il ne peut y avoir de vie commune tout en respectant l'identité des producteurs et des produits. Aristote remarque qu'il est inutiles d'échanger un produit contre le même, de même qu'une communauté n'est pas constituée que de médecins. Comment conjuguer deux exigences opposées : identité et différence : l'équivalence. Comment faire s'équivaloir produits et producteurs ? La réponse est par l'introduction de la monnaie.

 

2) Le rôle de la monnaie

La monnaie toutefois n'est pas la condition sine qua non de l'échange car celui-ci a existe avant la monnaie : c'était le troc. Mais c'est "par nécessité" que la monnaie remplace le troc, peu commode pour les échanges.

Le rôle de la monnaie est double : elle est un méson et elle est un métron.

 

A - Le méson

Méson est un concept qui apparaît dans l'Éthique mais aussi dans l'Organon. Comment faire un parallèle entre le rôle de la monnaie et le rôle du langage ? Car le langage est lui aussi le moyen d'un échange. Il y a dans le langage tout comme dans l'échange économique élaboration d'un système de signes à quoi toute chose se réfère. Aristote appelle le signe linguistique "symbole", or, le symbolon était à l'origine, précisément, une pièce de monnaie fracturée, dont deux amis prenaient la moitié, et dont l'ajointement servait ensuite de reconnaissance. Comme le langage est le moyen par lequel les hommes communiquent entre eux, la monnaie est le moyen par lequel les hommes échangent entre eux. Par l'entremise du méson, les choses deviennent fluide et s'interchangent ; par la magie de l'argent, la monnaie transforme les objets les uns dans les autres.

Mais comment s'accomplit le passage d'un bien à un autre qu'exprime le concept de méson ? Cette question nous amène à envisager le second trait qui caractérise, selon Aristote, la monnaie, celui d'être une mesure, un métron.

 

B - Le métron

La monnaie ne peut jouer dans l'échange le rôle d'intermédiaire que parce qu'elle est capable d'estimer numériquement, donc d'exprimer le rapport réciproque des produits. La monnaie devient numéraire et elle compte. Par le nombre, la monnaie devient le dénominateur commun de toutes choses, et comme le dit Aristote elle les "égalise", elle les rend comparables. "La monnaie, dès lors, jouant le rôle de mesure, rend les choses commensurables entre elles et les amène ainsi à l'égalité" (Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 8, 1133 b 17).

Cependant, la monnaie ne constitue pas le dépositaire de la valeur, elle en est le simple mode d'expression. Et Aristote souligne le caractère fictif et conventionnel de la monnaie, en montrant par l'étymologie que le mot nomisma (la monnaie) vient de nomos, la loi. On peut ici rapprocher Aristote de Platon, qui dans les Lois, proscrit la monnaie d'or et d'argent en référence à la monnaie de fer imposée par Lycurgue aux Spartiates. Pourtant, Aristote reconnaît une valeur intrinsèque à la monnaie et constate, comme pour les marchandises, qu'elle est "il est vrai, soumise aux mêmes fluctuations que les marchandises, car elle n'a pas toujours un égal pouvoir d'achat" (ID., ib., 1133 b 14). En fait, se pose ici le problème des échanges avec l'extérieur, donc du change entre une monnaie et une autre, et de la possibilité d'une dévaluation, comme l'a pratiquée, par exemple, Solon. Cependant, Aristote reste attaché au caractère conventionnel de la monnaie qui interdit tout fétichisme monétaire [ID., ib., 1133 a 30].

 

C - La justice

S'il n'y a pas de véritable théorie de la valeur chez Aristote, l'égalisation des œuvres par la monnaie est fondamentale. Sans elle, pas d'échange, et sans échange pas de communauté. Cette "égalisation géométrique" qui permet l'échange fait intervenir la justice. Pour Aristote l'échange intervient dans le cadre d'une Ethique qui n'est elle-même qu'une partie de la Politique. L'échange doit être juste, car la justice est la condition d'existence de la Cité, c'est pourquoi la justice doit être la règle de l'économie. Le premier devoir d'un Etat est donc d'instaurer une politique économique dans laquelle les échanges sont conformes à la justice. Le zoon oikonomikon [l'animal économique] rejoint le zoon politikon [l'animal politique].

 

D - Le besoin

Mais qu'est-ce qui incite les hommes à échanger ? Le besoin, dit Aristote [cf. Ethique à Nicomaque, V, 8, 1133 a 25]. Comme Platon, d'ailleurs, il y voit le moteur de la cohésion des hommes : "il maintient tout", dit-il. Il remarque que seuls les dieux ne sont pas soumis au besoin et peuvent vivre hors de toute communauté [et la communauté trinitaire qui manifeste la fécondité de la Déité ?]. Quant à l'homme, il n'est pas à l'abri du besoin. C'est par la nécessité, besoin que les hommes s'échangent leurs produits, et cette dépendance réciproque forme la communauté.

D'une certaine manière, la loi du besoin anticipe la loi de l'offre et de la demande, à la condition cependant qu'elles restent toutes deux conformes à la justice. Ici intervient le concept de nature, de besoin naturel. En effet, le marché doit satisfaire le besoin naturel de l'homme, la nature humaine, et non pas se confondre avec le désir insatiable tel qu'il existe dans nos sociétés modernes [pouvoir, argent, jeu, sexe, violence, drogue et Cie].

Pour Aristote, le besoin est la clé de voûte de l'échange, la pression des choses et du réel sur chacun d'entre nous. La nécessité nous oblige à combler nos manques par l'échange réciproque. Et par lui, nous faisons œuvre utile pour nous-mêmes et pour la communauté. Il n'y a pas de mépris dans la pensée d'Aristote pour l'utilitaire, sauf lorsque le souci de l'utile devient exclusif et nous empêche de nous élever jusqu'à ce qui le dépasse, la philosophie première [n'oublions pas l'existence de la puissance obédientielle de l'âme à tout ce que Dieu peut et veut opérer en elle, étant donné qu'il n'y a pas de contradiction, dans la nature intellectuelle, à la vision divine - cf. S. th., Ia IIae, q. V, a. 8 et q. I, a. 5], qui de toute les sciences est la plus sublime. Mais l'élévation au sublime repose sur le socle solide de l'utilité, et la priorité ontologique de la métaphysique suppose la priorité chronologique de l'existence assurée [Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 9, 1178 b 34 : "Mais le sage aura aussi besoin de la prospérité extérieure, puisqu'il est un homme : car la nature humaine ne se suffit pas pleinement à elle-même pour l'exercice de la contemplation."].

 

3) La Chrématistique [Lalande : science de la richesse]

Après avoir exposé ce qu'est la monnaie et montré son utilité pour la Cité, Aristote n'en demeure pas moins conscient de l'ambivalence de ce symbole. En effet, l'argent corrompt, et Aristote dans la Politique, livre I, chapitre 9, va étudier cette perversion dans l'usage de la monnaie qu'il nomme chrématistique, l'art d'acquérir [1256 b 40]. Cependant, Aristote distingue deux formes d'acquisition alors qu'à première vue, il ne semblerait y en avoir qu'une seule : une forme naturelle et une forme artificielle, à laquelle on peut réserver le nom de chrématistique. Tout le problème est de savoir sur quoi repose cette différence. C'est certainement à Marx que l'on doit la vue la plus pénétrante sur la pensée économique d'Aristote [1]. Dans le livre I du Capital, Marx est amené à distinguer deux formes de circulation, l'une immédiate, l'autre dérivée, qu'il symbolise par les formules suivantes : M-A-M et A-M-A                   Les sigles M et A représentent respectivement la marchandise et l'argent. Ce qui différencie l'une de l'autre, c'est l'ordre des termes dans l'arrangement. Dans la première forme, l'argent est une figure transitoire ; dans la seconde, c'est la marchandise qui est transitoire ; Dans la forme M-A-M fonctionne comme monnaie et s'évade ;  Dans la forme A-M-A, l'argent fonctionne comme capital et reflue.

Dans la première forme M-A-M, forme d'acquisition naturelle, la monnaie n'est que le moyen de l'échange ; dans la seconde A-M-A, elle est pervertie par le bouleversement des termes qui fait de la monnaie le commencement et la fin de l'échange.

De surcroît, cette relation chrématistique s'accompagne d'un profit, d'une plus-value. En effet, dans la relation A-M-A, le dernier terme doit être supérieur [alors A' conviendrait mieux, car on ne peut pas écrire A > A] au premier. Pour Aristote, ce n'est pas un accroissement réel, mais un accroissement relatif, car il n'augmente pas la masse des biens mais se fait aux dépens d'autrui. L'échange est donc injuste. On le voit, dans la pensée d'Aristote, ce n'est pas la monnaie [en soi] qui pervertit l'économie, mais un certain usage de la monnaie [ce qui est évident].

La question que l'on pourrait se poser est pourquoi Aristote condamne la chrématistique ? [Aristote y a répondu par plusieurs distinctions.] Nous y voyons trois réponses.

Premièrement, en mettant l'argent à la place qu'occupe la marchandise dans l'échange économique, on fait de la monnaie qui n'est pas un être naturel mais conventionnel, une invention.

Deuxièmement, dans l'échange naturel, la finalité est la satisfaction du besoin naturel limité et défini par la nature humaine. Dans l'échange chrématistique [pour Aristote, il y a deux espèces de chrématistique qui diffèrent par l'usage des biens acquis - cf. Politique, livre I, chap. 9, 1257 b 35], la finalité est dans l'accroissement indéfini et illimité du gain. Aristote écrit : "elles [les deux espèces ou formes de chrématistique] n'ont pas le même but, la première [la première forme de la chrématistique, i.e. la forme domestique - 1257 b 37] a une fin autre que l'augmentation, la seconde ne vise que l'augmentation". Or, l'illimité est une fin sans fin. On assiste à la fois à la perversion totale de la finalité de l'échange et par là même à la finalité de l'homme. [Saint Jean de la Croix, La Montée du Mont Carmel, livre I, chap. VI : "Et comme celui-là se fatigue et se lasse qui creuse par convoitise d'un trésor, ainsi l'âme s'ennuie et se lasse pour obtenir ce que ses appétits lui demandent ; et bien qu'elle en vienne à bout, néanmoins toujours elle se lasse, parce qu'elle n'est jamais satisfaite ; et au bout, elle creuse des citernes rompues qui ne peuvent garder l'eau pour étancher la soif (cf. Isaïe, 29 : 8)."]

Enfin, la chrématistique [la deuxième forme] est une perversion ontologique, car elle fait d'un moyen une fin.

Résumons la pensée d'Aristote : la communauté nécessite l'échange. L'échange est un moyen, à la fois méson et métron, cet échange doit se faire dans la justice et, ce qui justifie l'échange, c'est le besoin. La perversion de ce système [la deuxième forme] étant la chrématistique.

On pourrait en rester là, car la définition que donne Aristote est à peu de choses près la définition actuelle : la monnaie est un moyen d'échange [méson], un étalon de mesure [métron], et même s'il n'est pas explicité dans sa pensée, une réserve de valeur ["l'accumulation de l'argent", "l'accumulation même" - 1257 b 37]. On accède par là à la dimension temporelle de la monnaie. Mais nous en reparlerons plus tard).

1) Nous n'avions pas besoin de Karl Marx pour cela ! La perspicacité de l'homme demeure fort superficielle et sa diplopie héritée de Hegel lui fait voir un monde branlant. Nous devons souligner la contradiction insurmontable du marxisme et son inconséquence interne en remarquant que Marx, la tête de l'intelligentsia communiste ou socialiste et le père des communistes initiés et conscients, a une conception "mobiliste" ou évolutive de la vérité, et en remarquant également que la théorie de la vérité en évolution, en affrontant sa propre loi et en se soumettant à ses propres critères (première condition à laquelle doit satisfaire toute théorie de la connaissance), s'oppose à elle-même, comme le marxisme dont la caducité est donnée dans la notion de la dialectique elle-même (cf. la célèbre "triade" hégélienne que Marx avait reprise religieusement dans ses écrits en la baptisant "formule sacramentelle" : thèse + antithèse = synthèse. - Cf. Œuvres choisies, vol. I, La métaphysique de l'économie politique, I. La méthode, Première observation, in "Misère de la Philosophie", chap. II, 1 (1847), éd. Gallimard, collection Idées, nrf, 1963, p. 178). Si, en effet, un philosophe (je dirais plutôt un "idéosophe", la formule de Jacques Maritain) soutient que sa doctrine n'est qu'un moment très bref de l'évolution, il ne reste plus qu'à attendre sa disparition et son remplacement par une autre, et ainsi de suite. - Cf. Aristote, Métaphysique, liv. G, chap. 8, <Examen de l'opinion qui soutiennent que tout est vrai ou que tout est faux>.

Aristote, Politique, livre I, chap. 10, <L'art naturel d'acquérir - Le prêt à intérêt> :

" ... ce qu'on déteste avec le plus de raison, c'est la pratique du prêt à intérêt, parce que le gain qu'on en retire provient de la monnaie elle-même et ne répond plus à la fin qui a présidé à sa création."

 

II - Origine conventionnelle ou origine sacrée

La première remarque que l'on peut faire concerne le caractère fictif et conventionnel de la monnaie. En effet, Aristote part de ce que certains auteurs appellent "la fable du troc" : c'est pour faciliter l'échange que l'on est passé du troc à la monnaie, et ceci est l'œuvre d'une convention humaine, d'un contrat entre échangistes. La monnaie est d'origine privée.

 

A - La dette primordiale

L'anthropologie, depuis un siècle, est venue modifier notre perception de l'origine de la monnaie. Depuis la plus haute Antiquité, l'or et l'argent ont été recherchés et entassés par les hommes dans les temples sans que cela ne serve jamais aux échanges (la preuve est que les Egyptiens n'ont jamais connu la monnaie jusqu'à l'avènement des Ptolémées). Les métaux précieux étaient le moyen par lequel l'homme s'acquittait de sa dette envers les dieux. Pourquoi dette, terme que nos sociétés connaissent éminemment bien ? Parce que tout ce que l'homme possède, dans les sociétés traditionnelles, terre, cité, maison et vie même, c'est à la divinité qu'il le doit.

 

B - Le sacrifice libératoire

Au commencement était la dette, dette primordiale qui ne peut pas être éteinte que par le sacrifice de soi-même : un texte de l'Inde primitive rappelle "La sacrifice c'est l'homme ... L'homme est le premier à être sacrifié" (Rappelons-nous le sacrifice d'Isaac). La dette est le motif du sacrifice et le sacrifice est le rachat de la dette.

Entre l'homme-débiteur et le dieu-créancier, l'homme est d'abord lui-même objet de la transaction, en sanscrit "peshû" signifie l'homme à sacrifier [pashu, "la victime" qui est substantiellement le sacrifiant lui-même : les Brâhmanas Aitarêya, II, 11] signifie l'homme à sacrifier, la victime sacrificatoire constitue le premier objet financier (peshû en sanscrit donnera pecunia en latin, la monnaie).

Par la suite, les hommes vont procéder à une substitution de valeur en échangeant l'homme contre un animal.

 

C - Substitution et croyance

En substituant sur l'autel du sacrifice une autre victime que l'homme, celui qui veut se délier de sa dette obtient auprès des dieux un équivalent symbolique, une conversion, terme à la fois religieux et financier. Cette conversion n'est possible que parce que le sacrificateur sacrifié donne un gage symbolique dont il a la croyance que les dieux l'accepteront. Le credo latin donnera la croyance mais aussi la créance, le crédit. En fait, s'institue un rapport de verticalité entre les dieux et les hommes où la dette est soumise au rachat et où la foi est le premier moyen de paiement. D'ailleurs, fides, d'après le vocabulaire des institutions indo-européennes de Benveniste signifie à proprement parler crédit au sens financier et le verbe credere veut dire littéralement opérer un placement.

Dans la procédure libératoire de la dette par le sacrifice, on va substituer l'homme à l'animal et l'animal à la monnaie. Aussi, le rituel du temple de Jérusalem nous apprend que chaque juif devait sacrifier son premier né à Dieu en souvenir du sacrifice d'Isaac par Abraham, substitué par un bélier. Le juif était autorisé à acheter une victime se substituant au sacrifice du premier né : un mouton pour les plus riches, une colombe pour les plus pauvres. Joseph et Marie se rendant au Temple une semaine après la naissance de Jésus, achetèrent une colombe auprès des marchands du Temple. Ils échangèrent des deniers romains contre des sicles, monnaie qui n'avait cours que dans l'enceinte du Temple et qui était changée à des taux usuraires, faisant la fortune des prêtres.

On peut ainsi évoquer en exemple la description des premières monnaies romaines, faite par Plutarque, qui étaient ornées d'un taureau, d'un mouton et d'un porc, animaux qui constituaient le trio des victimes traditionnelles des sacrifices. D'ailleurs Augustin, Origène et Tertullien reprennent pecunia comme métaphore de fonction rédemptrice du Christ. Léon Bloy, à la fin du XIXe siècle, reprendra l'image dans son œuvre Le salut par les Juifs, voyant dans le sang du pauvre, c'est-à-dire du Christ, la contrepartie des 30 deniers et plus tard le culte de l'argent chez les Juifs.

 

D - Naissance de l'Etat

Dès l'origine apparaît une tierce personne dans la relation du sacrifice entre l'homme et les dieux : le sacrificateur. Dans les sociétés traditionnelles, ce rôle appartient au chef du genos, de la gens, le patriarche à qui est conférée l'autorité par délégation divine et qui prend à son compte la maîtrise du temps et de l'espace. Il a reçu le crédit des dieux et doit gérer l'obéissance aux rituels. Appelé autrement Rex, roi, celui qui trace les limites, qui trace des lignes droites, il érige des règles de droit qui sont en conformité avec la volonté divine. Et l'un de ses apanages, comme l'avait pressenti Aristote, est qu'il établit la loi (nomos), qui règle le prix du sacrifice (nomisma), la monnaie.

 

E - L'apparition de la monnaie

La pièce de monnaie taillée, frappée, est issue d'un long processus de sécularisation du profanum. Hérodote (v. 484 - v. 425 av. J.-C) écrit : "les Lydiens sont les premiers à notre connaissance qui frappèrent et mirent en usage la monnaie d'or et d'argent" (L'Enquête, livre I, 94). Les rois de Lydie qui avaient le monopole d'extraction de l'électron, alliage naturel d'or et d'argent, que l'on trouvait le long des rives du fleuve Pactole, l'utilisèrent par la nécessité de la guerre à la rémunération des mercenaires..

Elle est la première introduction de la monnaie, en dehors du sacré, pour acheter le service des hommes. Mais l'irruption de la monnaie procède de la souveraineté qui cherche à réguler la communauté et étendre sa puissance, à l'extérieur, par la conquête. L'argent, dès lors, deviendra le "nerf de la guerre".

A l'origine, les pièces distribuées aux guerriers vont fonctionner comme un talisman, comme un gage de confiance dans l'issue de la bataille, et comme le gage de l'autorité du souverain. La monnaie est l'attestation publique de l'autorité souveraine. Cependant par l'introduction de la pièce de monnaie dont l'une des faces symbolise l'Autorité et l'autre face un pouvoir d'achat, le souverain introduit, fait naître, l'Individu au sein de la Totalité.

Dans un ouvrage fondamental, "La violence de la monnaie", Michel Aglietta et André Orléans écrivent : "Pour que la monnaie prennent vraiment naissance, il faut une mutation du principe de souveraineté qui introduit une distance entre la puissance souveraine et le sacré" ; et André Orléans relie l'émergence de la monnaie proprement dite à une appropriation individuelle de la richesse de la part du tyran grec qui se libère du sacré : "le tyran grec jouit du trésor d'une manière impensable pour le roi sacré : pour celui-ci le trésor est essentiellement une source d'obligation, pour le tyran le trésor devient un instrument au service d'une politique. Il peut en jouir librement". Et jean-Marie Thiveaud nous rappelle que c'est par l'usurpation de Gyres (env. 685-657 av. J.-C.) devenu roi de Lydie qu'apparaît la monnaie comme moyen de recourir aux mercenaires afin de contourner le système d'obligations réciproques qu'il veut bouleverser. La pièce distribuée par le roi crée une "unité nouvelle qui se traduit par une relation directe avec le roi".

En rompant avec le sens traditionnel de la monnaie, Thiveaud poursuit : "le pouvoir magique se mue en pouvoir d'achat le jour où le premier guerrier assoiffé a remis sa pièce à un aubergiste..."

Paradoxalement, on rejoint ici la pensée de René Guénon et de Julius Evola quand ils décrivent le passage de l'autorité spirituelle au pouvoir temporel. On le retrouve aussi dans la personne de Philippe Le Bel, le faux-monnayeur ennemi de l'Eglise et des Templiers. La monnaie apparaît au centre de deux relations opposées. L'une verticale reliant l'homme à la souveraineté, l'autre horizontale reliant les hommes entre eux. Elle est un enjeu de pouvoir entre la sphère publique et la sphère privée, entre la Res publica et la Res privata. (L'histoire est aussi constituée de cette opposition fondamentale dont j'exposerai plus loin certains épisodes.)



 

 

 

 

 

 

 

 

III - Les instruments monétaires

A - La monnaie fiduciaire

Pour bien comprendre l'enjeu, observons ce qu'est la monnaie moderne. Chacun a dans ses poches des pièces et des billets en euros et, quelques heureux en francs. Les pièces sont appelées monnaie divisionnaire, les billets monnaie fiduciaire, car à l'origine celle-ci reposait sur la foi de sa convertibilité en or. Elle est émise par la Banque Centrale. Elle est aussi appelée monnaie permanente, car elle ne fait pas l'objet d'une destruction, ou monnaie de base. L'invention en est due à l'empereur Koubilaï au XIIe siècle. Elle s'est répandue en Europe, d'abord en Hollande, puis en Angleterre à la fin du XVIIe siècle, puis en France au XIXe. Cette monnaie était convertible en or jusqu'en 1914, introduction du cours forcé pour des raisons évidentes. Son origine est étatique.

C'est à partir de ce type de monnaie que va s'établir toute une réflexion monétaire jusqu'à la fin du XIXe siècle sous le nom de quantativisme monétaire. Elle est le produit de l'école classique et néoclassique fondée par Adam Smith en passant par J.B. Say avec sa loi des débouchés "l'offre crée sa propre demande", David Ricardo avec sa défense du "currency principle" face au "banking principle", Léon Walras et principalement Irving Fisher au début du XXe siècle. On peut dégager de cette école trois principes concernant la monnaie :

  1. Exogénéité : la monnaie est externe aux échanges de biens et de service.
  2. Dichotomie : il faut étudier l'économie en distinguant "deux mondes" ; celui des phénomènes réels et celui des phénomènes monétaires qui ne sont qu'accessoires. L'échange préexiste à la monnaie.
  3. Neutralité : il n'y a pas d'influence de la qualité de monnaie sur le fonctionnement de l'économie réelle.

Un théoricien quantativiste considère que toute variation des prix correspond à une variation du stock de monnaie. L'observation est ancienne puisque déjà Aristote et Xénophon avaient constaté que l'afflux de métaux précieux coïncidait avec la hausse de prix.

Elle peut se résumer dans l'équation de Fisher :

MV = PT où

M désigne la monnaie,

V la vitesse de circulation,

P le niveau général des prix et

T le volume global des transactions.

La vitesse de circulation étant supposée constante dans la pensée classique, l'équilibre général des marchés est censé assurer le plein emploi des facteurs et conduit donc à la production maximale.

Si V et T (volume total des transactions) sont constantes, toute hausse de M entraîne seulement une hausse des prix. Comme le disait J.B. Say en 1803 : "la monnaie n'est qu'un voile".

Il est important de signaler que dans les classique et néoclassique, l'équilibre général fait référence à l'état de nature tel que l'entendaient les philosophes des Lumières et tout désordre est dû à une perturbation extérieure, et si on laisse faire la nature tout revient à l'équilibre. C'est l'origine même de la métaphore de la "main invisible" d'Adam Smith. Si chacun recherche son intérêt particulier, la somme des intérêts particuliers comme par l'action d'une main invisible fera croître l'intérêt général.

Et deuxièmement, toute cette réflexion va se faire à partir de l'observation de ce que nous appelons monnaie fiduciaire ou monnaie de base. Cependant, elle ne représente actuellement qu'un peu plus de 1O % de la masse monétaire totale.

B - Monnaie scripturale

Qu'est-ce que la monnaie scripturale : chacun d'entre nous possède un compte courant dans une banque. Par exemple, chaque salarié est payé par chèque qu'il dépose sur son compte. Ce n'est pas de la monnaie fiduciaire, mais une créance sur son débiteur, en l'occurrence ici son employeur. C'est une promesse à payer garantie par une signature, d'où le nom de monnaie scripturale. Appelée autrement monnaie de crédit ou monnaie d'endettement car elle a comme contrepartie un crédit à l'économie ou endettement.

Qu'appelle-t-on contrepartie ?

La contrepartie est ce qu'il y a derrière la monnaie. Dans le cas de la monnaie fiduciaire, la contrepartie avant 1914 était son poids en or, après 1914, la confiance dans l'État, les réserves en devises, etc. Dans le cas de la monnaie scripturale, la contrepartie est une "promesse à payer", une dette, un passif. L'erreur fondamentale que font la plupart des gens est de croire que la contrepartie de cette dette est une épargne, c'est-à-dire à un renoncement temporaire de pouvoir d'achat en vue d'un intérêt grevé sur le principal. Il n'en est rien. Quand vous faites appel à votre banque pour acheter une maison, elle ne vous prête pas d'argent au sens étymologique du terme, elle vous fait un "crédit", c'est-à-dire qu'elle vous fait confiance dans votre capacité de remboursement.

C'est pour cela qu'elle est aussi appelée monnaie endogène car sa présence dans l'économie est directement liée au besoin de financement des agents économiques. Cette monnaie est d'origine bancaire, donc privée. Elle représente actuellement près de 90 % de la masse monétaire totale.

C - Historique de la monnaie scripturale

Son origine est dans la lettre de change inventée au Moyen Age pour éviter le transport périlleux des espèces. Prenons un exemple. Un marchand florentin achète à un marchand gantois une quantité de drap. Il ne le paye pas en espèces mais lui remets une lettre de change, escomptable auprès d'une succursale florentine établie dans la ville de Gand. Le marchand flamand a le choix : soit il fait escompter sa créance auprès de la banque, soit il s'en sert pour acheter de la laine à un marchand anversois qui acceptera sa lettre de change par voie d'endos.

On le voit, ces lettres vont circuler comme de la quasi monnaie et ne seront que partiellement converties en monnaie "sonnante et trébuchante".

Les banquiers qui avaient, à l'origine, comme mission, de conserver, d'assurer les dépôts et d'être les intermédiaires dans les transactions vont s'apercevoir de la relative stabilité des dépôts par rapport à la circulation des lettres de change, que l'on finira par appeler "billet de banque".

Maurice Allais remarque dans "Impôt sur le capital et la réforme monétaire", que "le jugement éthique porté sur le mécanisme du crédit bancaire s'est profondément modifié au cours des siècles. A l'origine le principe du crédit reposait sur une couverture intégrale des dépôts. Ce n'est que vers le XVIIe siècle, avec l'apparition des billets de banque, que les banques abandonnèrent progressivement ce principe. Mais ce fut dans le plus grand secret et à l'insu du public", et Jeanpier Dutieux de conclure : "Ainsi les banquiers émirent donc, à l'insu du public, davantage de billets qu'ils avaient d'encaisses métalliques qu'ils prêtaient contre intérêts. Ils venaient de s'octroyer le pouvoir de création monétaire et, par là, d'acquérir l'un des éléments de la souveraineté".

D - Naissance de la Banque d'Angleterre

"Le passé est pour les économistes l'objet d'un mépris sans borne". Ainsi s'exprimait Tocqueville dans "L'Ancien Régime et la Révolution". En effet, s'il est un événement peu connu dans l'histoire économique, c'est bien celui de la naissance de la Banque d'Angleterre. Guillaume d'Orange, gendre de Jacques II qui s'était converti au catholicisme, usurpa le trône d'Angleterre après la Révolution de 1588.

Gaston Bardet écrit qu'"en 1694, Guillaume d'Orange, devenu Guillaume III d'Angleterre; n'avait plus d'argent pour payer son armée. Ce hollandais dont le succès avait été financé par les banquiers protestants de son pays, va - juste retour des choses - être pris dans l'engrenage des usuriers anglo-hollandais. Un syndicat d'usuriers, dirigé par William Paterson, lui proposa la combinaison suivante :

  1. Le syndicat privé avancera au gouvernement un prêt en or de 1 200 000 livres au taux de 6 %, le capital et l'intérêt étant garanti par l'État et payés en or ;
  2. En récompense, le syndicat privé a le droit de s'appeler Banque d'Angleterre ;
  3. Comme le syndicat se démunissait de tout son capital pour financer le prêt, il avait en échange le droit d'émettre et de négocier des billets à ordre jusqu'à concurrence des 1 200 000 livres prêtées en or à l'État".

Ainsi l'Angleterre fut le premier État à se départir de son droit régalien de battre monnaie au profit d'un "syndicat privé" (à l'intérieur duquel Isaac Newton était grand Maître de la monnaie), qui s'en arrogeait le droit contre un intérêt... financé par l'impôt.

Si l'on veut aller plus loin, l'une des causes fondamentales de la Révolution d'Indépendance des États-Unis fut provoquée en 1751 par l'Angleterre qui obligea ses colonies d'Amérique à utiliser dorénavant sa monnaie à intérêt au lieu de leur monnaie gratuite. Et d'après Benjamin Franklin "La Nouvelle Angleterre mit moins d'un an à passer de la plus extrême prospérité au plus extrême marasme". Mais n'anticipons pas.

E - Irruption de la monnaie de crédit dans la pensée économique

1)C'est certainement à l'œuvre de Clément Juglar (1859-1905) : "Des crises commerciales et de leurs retours périodiques", en 1860, que l'on doit la connaissance de la première intrusion de la monnaie de crédit dans l'économie. En effet, Juglar constate que l'économie enchaîne des phases de croissance rapide et de récession en des cycles de 7 à 10 ans. Après avoir rejeté comme origine de crises, les saisons agricoles et climatiques, retenues par Jevons (1835-1882), il considère qu'elles sont le produit du mécanisme monétaire de l'économie de marché et des variations de la masse monétaire et du crédit. Ainsi, les banques prêtent au-delà de leurs encaisses métalliques grâce aux billets de banque jusqu'au jour où la confiance des agents économiques disparaît et entraîne la conversion de leurs avoirs en or. Cela entraîne des faillites de banques, la réduction drastique de la masse monétaire et la récession jusqu'au retour à l'équilibre.

On le voit, contrairement aux classiques, l'équilibre économique est instable et la monnaie intervient directement dans l'économie.

2) Knut Wicksell (1859-1926), économiste suédois, est le premier à reconnaître l'importance du système bancaire dans l'offre de crédit. Il met en évidence que ce n'est pas l'épargne qui paie les investissements mais le crédit bancaire par la monnaie scripturale. Il sépare épargne et investissement et montre que ce ne sont pas "les dépôts qui font les crédits mais les crédits qui font les dépôts", et démontre par là l'inanité de la loi de Say. Ce n'est pas l'offre qui crée sa propre demande, mais le crédit.

Je pourrais citer d'autres exemples qui ne feraient que confirmer l'intuition selon laquelle la monnaie n'est ni neutre, ni externe. Comme le pensait Schumpeter (1883-1950), par le crédit la monnaie est au commencement de l'économie capitaliste, et le banquier "est l'éphore de l'économie d'échange". "La monnaie préexiste aux marchés" rappelle Michel Aglietta.

 Nous venons de voir les deux aspects de la monnaie : monnaie fiduciaire et monnaie scripturale, ou plus précisément, monnaie permanente et monnaie d'endettement. A la suite de Benjamin Franklin, nous allons observer comment la monnaie de crédit vient perturber l'économie réelle.

IV - Instabilité intrinsèque des économies monétaires et naissance de la Banque Centrale

S'il y a encore quelqu'un pour ne pas croire à l'instabilité intrinsèque des économies monétaires, il suffit pour s'en convaincre de lire l'ouvrage monumental de Charles Kinleberger "Manias, Panics and Crashes", malheureusement jamais traduit en français, qui ne dénombre pas moins de 34 crises majeures depuis 1618, encore s'arrête-t-il en 1990 avec la crise du Japon (dont celui-ci n'est toujours pas sorti actuellement). Car depuis dix ans, il y a eu autant de crises que d'années écoulées. Et le XXIe siècle a commencé par un effondrement de plus de 60 % du nouveau marché, entraînant la chute de l'ancien marché et jetant simultanément les trois principales économies mondiales : USA, Europe, Japon, dans le piège de la récession... Chose que l'on n'avait pas vue depuis 1929.

Même les plus grands économistes ne sont pas à l'abri de l'erreur de jugement fatale. "Il semblerait que la Bourse ait atteint de manière permanente un niveau élevé" déclarait Irving Fisher quelques semaines avant l'effondrement d'octobre 1929.

De nombreuses tentatives d'explication de l'origine des crises ont été faites. L'histoire économique en a retenu deux fondamentales : celles de Keynes et Fisher.

A - Insuffisance de la demande

Paradoxalement, John Maynard Keynes (1883-1946) doit certainement plus à Freud qu'à son professeur de Cambridge Alfred Marshall par l'importance reconnue à la psychologie des acteurs dans l'explication des phénomènes économiques. "La perception qu'ont les individus de leur environnement, la subjectivité de leurs vues sur l'avenir, comptent autant que les données objectives : confiance, euphorie, déception, désillusion, sont des termes qui reviennent souvent sous la plume de Keynes ". Ruffini, Théories monétaires.

L'autre particularité de Keynes est qu'il entrevoit l'économie non pas à travers l'équilibre cher aux classiques, mais par le circuit. Le circuit macroéconomique fonctionne sur le principe d'une avance monétaire consentie aux producteurs, qui doivent voir revenir vers eux, grâce à la vente de leurs produits, un flux suffisant de dépenses pour couvrir les frais de la production, et rémunérer les capitaux investis. La monnaie doit donc retourner à son point de départ. Or, par sa qualité de réserve de valeur, la monnaie quitte le circuit et prend le chemin de l'Epargne, et la Production ne peut être vendue en totalité. Il y a insuffisance de la demande effective. L'économie entre en dépression. Alors, pourquoi épargner, demande Keynes? En raison de l'incertitude de l'avenir. La détention de monnaie, de liquidités, rassure l'individu car elle lui permet d'exercer son choix dans l'avenir en se réfugiant dans le présent.

Pour Keynes, l'accumulation qu'il considère comme une pulsion morbide, a des conséquences déflationnistes. La rationalité individuelle conduit à l'irrationalité collective. La main invisible d'Adam Smith est un leurre. Et l'État doit donc intervenir.

B - La déflation par la dette

Le père du quantativisme monétaire, Irving Fisher (1867-1947), nous l'avons dit, n'avait pas vu venir la crise de 1929. Elle modifia profondément sa pensée qu'il coucha dans des ouvrages restés méconnus, et toujours pas traduits en français "Booms and Depressions" (1932) et surtout " The debt -Deflation theorie of the Great Depression " (1933).

Pour résumer, en période de prospérité, les agents empruntent pour saisir toutes les opportunités d'investissement et font grimper le prix des actifs qui suscitent de nouveaux emprunts et finissent par fragiliser la situation des entreprises. Le doute s'installe devant cette fuite en avant dans l'endettement, et oblige les entreprises qui veulent liquider leurs dettes à augmenter leurs ventes par la baisse des prix. La surenchère concurrentielle s'installe et fait chuter les prix, augmentant par là même la dette en terme réel. La déflation s'installe, les entreprises déposent leur bilan qui fragilise

les banques, qui par contrecoup restreignent le crédit et accentuent la récession par la diminution de la masse monétaire. Quand le secteur bancaire est atteint par l'incapacité des entreprises à rembourser leurs crédits, c'est la crise systémique. Nous sommes en novembre 1929. Dans les économies d'endettement, c'est-à-dire financées par le crédit bancaire, donc par une dette en contrepartie de la monnaie émise, l'instabilité devient la norme. Dès lors, des mesures de correction se révèlent nécessaires.

C - La naissance de la Federal Reserve

La crise de 1907 va plonger les États-Unis dans une récession terrible qui va entraîner la faillite de nombreuses entreprises et de banques jetant dans la rue des millions de chômeurs. Ainsi face à ce désastre financier et économique, les banques les plus importantes vont militer auprès du pouvoir politique pour obtenir une réforme du système bancaire américain jusqu'alors décentralisé et autonome (il existait plus de 10000 banques à l'époque). Pour les coulisses de cette affaire, je renvoie au texte d'Arnaud de Lassus AFS, 1990. En fait, il fallait mettre en place un système hiérarchisé qui puisse éviter les crises systémiques. Les banquiers inventèrent l'assurance. La proposition fut adoptée en 1913 sous la présidence Woodrow Wilson. Chaque banque devait déposer des réserves auprès de la Banque fédérale, et chaque dollar émis devait être gagé par une fraction de 3,5 %. Ainsi la Banque Centrale devenait la banque des banques, pérennisant le système de la monnaie de crédit.

Ce système, d'origine privée mais associé à l'État, ayant donc une mission de service public, est le modèle de toutes les banques centrales actuelles. Il est aussi appelé : "système hiérarchisé à réserves fractionnaires " et "prêteur en dernier ressort ".

D - Les instruments de la Banque Centrale

Le système est dit hiérarchisé car les agents économiques empruntent auprès de leurs banques secondaires qui se refinancent auprès de la Banque Centrale au taux de réescompte.

Il est appelé à réserves fractionnaires, car chaque banque secondaire doit avoir un compte auprès de la Banque Centrale où elle doit déposer des réserves, en monnaie fiduciaire, non rémunérées.

Et chaque emprunt nouveau de la part d'un agent économique doit être gagé pour partie en monnaie centrale (actuellement entre 1 et 5 %).

Pendant " les Trente Glorieuses ", 80 % des financements accordés aux agents économiques (ménages et entreprises) se faisaient par le canal bancaire et permettaient un pilotage direct de la masse monétaire par la Banque Centrale.

Avec l'ouverture des marchés monétaires aux entreprises au début des années 80, les banques secondaires ont perdu leur monopole de financement. On a appelé cela la désintermédiation bancaire. La déréglementation des marchés sous la pression des firmes multinationales s'est faite sous le couvert du renouveau des idées libérales. En effet, l'ouverture des marchés financiers était perçue comme un moyen de limiter le niveau des taux d'intérêt, grâce à la concurrence, et d'assurer une allocation optimale des moyens de financement. La substitution s'est faite rapidement car les crédits bancaires ne représentent plus que 20 % du financement de l'économie.

Le seul instrument qui reste à la Banque Centrale pour piloter la politique monétaire est le taux d'intérêt ou taux directeur établi par les appels d'offre ou les prises en pension (l'appel d'offre est l'un des deux outils de la politique monétaire de la Banque Centrale). Deux fois par semaine, après consultation des banques, la Banque Centrale procède à l'achat ou à la vente sur les marchés financiers d'un certain volume de titres (bons du trésor) qu'elle échange contre de la monnaie au taux d'appel d'offre. La prise en pension est le deuxième outil de la politique monétaire. Au lieu d'acheter et de vendre des titres, la Banque Centrale peut " prendre en pension " pendant cinq à dix jours, des effets de commerce détenus par les banques en échange de la monnaie au taux de prise en pension).

Dans "La monnaie dévoilée", Galand et Grandjean étudient les conséquences du pilotage de la politique monétaire par les taux d'intérêts. En résumé, pour relancer l'activité, la Banque Centrale baisse les taux qui facilitent le crédit et dynamisent l'économie. Mais pour éviter l'emballement par le levier du crédit, la Banque Centrale va augmenter ses taux progressivement et rendre l'investissement non rentable, produisant par là même le retournement de conjoncture. Mais comme les effets de cette politique se font sentir dans une période de 6 à 18 mois, l'économie retombe en récession sans que la Banque Centrale puisse l'éviter.

Le cycle de ce " stop and go " est non seulement inefficace mais démontre l'instabilité intrinsèque de toutes économies financées par la monnaie d'endettement. A cela s'ajoute, dans une économie mondialisée où chaque pays s'endette de plus en plus avec l'extérieur, la contrainte du taux de change. Pour maintenir le taux de change, la Banque Centrale doit rendre attractive sa monnaie par des taux d'intérêt suffisamment élevés. La Banque Centrale doit donc arbitrer entre croissance économique et stabilité des changes.

Pour des raisons d'unification monétaire, Bérégovoy, Balladur et Juppé ont choisi la deuxième solution et ont jeté des millions de personnes dans la misère et la pauvreté, réduisant la politique économique au " traitement social du chômage ".

Or, nous rappelle Jean-Paul Fitoussi, président de l'OFCE, le taux d'intérêt est la variable sociale par excellence, car plus il est élevé, plus il va récompenser les richesses accumulées au détriment des futurs créateurs de richesse qui ne pourront emprunter à cause de la cherté de l'argent. Il va déprécier le futur et lui préférer le présent en donnant de l'importance au passé. Il empêche toute mobilité sociale et renforce les inégalités. Aussi, comme l'avait parfaitement compris Keynes, dans une économie d'endettement, il faut euthanasier le rentier-accumulateur au profit du débiteur-créateur par des taux d'intérêt nominaux inférieurs aux taux d'intérêt réels. Ce fut, entre autres, la politique des Trente Glorieuses.

 E - Les marchés financiers

Il y a une quinzaine de jours, M. Kessler (celui du MEDEF, pas le grand écrivain) expliquait que les marchés financiers qui ont mauvaise presse, ne sont en fait que le marché mondialisé de l'allocation optimale de l'épargne de chacun d'entre nous. Ce n'est pas faux, mais est-ce seulement cela?

Pour comprendre ce qui se cache derrière, faisons un peu d'histoire, chose que les économistes n'aiment pas, comme le rappelait Tocqueville.

Au sortir de la seconde guerre mondiale fut institué par les accords de Bretton-Woods, un système de change fixe reposant sur un dollar convertible en or (35 dollars l'once). Morgenthau, secrétaire au Trésor, avait voulu faire du dollar le reflet de la suprématie totale de l'Amérique dans le domaine politique, industriel et financier et "mettre le dollar au centre du système monétaire international " (Michel Aglietta, le FMI).

Il fallait, pour cela, " transférer le centre financier du monde de Londres et de Wall Street vers le gouvernement des États-Unis ". Car, comme le rappelle Armand Van Bormael, dans La guerre des monnaies, après la crise de 29, " seul le contrôle de la politique monétaire et financière par les autorités pouvait assurer le plein-emploi, des prix stables et le bien être général ". Et Morgenthau avait la ferme intention de " chasser les usuriers du Temple de la finance internationale ".

Ce système a relativement bien fonctionné jusqu'à la fin des années cinquante, période de redémarrage des économies européennes favorisant les échanges, donc... des transactions financières. Les banques américaines répondant à la demande de médiation et de crédit de la part des entreprises européennes, installèrent des succursales en Europe, en particulier à la City de Londres où les contraintes financières étaient quasi inexistantes.

Ainsi, ces succursales émirent des lignes de crédits pour financer les entreprises et... les déficits publics des états européens. L'Eurodollar était né, c'est-à-dire des dollars émis de l'étranger et circulant à l'étranger en dehors du contrôle de la Federal Reserve.

L'apparition de l'eurodollar sur la scène internationale est équivalent à ce que fut, au XIXe siècle, l'apparition de la monnaie de crédit. On assista sur l'euromarché, libéré de toutes contraintes étatiques, au miracle de la multiplication des pains : un empilement gigantesque de moyens de paiement privés n'ayant comme contrepartie que " la plume du comptable " comme le rappelle Milton Friedman.

Face à la multiplication des Eurodollars, les États-Unis se retrouvèrent dans l'incapacité d'assurer la convertibilité en or du dollar, et le 15 août 1971, Richard Nixon décida de laisser flotter le dollar.

Avec la naissance de l'Eurodollar, les banquiers avaient remporté leur première victoire sur les Etats; avec les changes flottants, ils venaient d'en remporter une seconde. En effet, avec l'instabilité des changes, chaque transaction internationale devenait périlleuse et obligeait chaque opérateur à s'assurer contre les risques de changes. Le marché des changes était né et procurait aux banquiers de confortables bénéfices d'un système qu'ils avaient instauré.

En 1965, les eurodollars représentaient 11 milliards de dollars, en 1972, 82 milliards, en 1980, 700 milliards. Aujourd'hui, " une masse de plus en plus monstrueuse de monnaie apatride en progression géométrique, dont le total dépasse 4000 milliards de dollars, est animée de mouvement échappant à tout contrôle et à toute justification économique réelle ". Jean Remy, Aux sources de l'erreur libérale. Actuellement, le marché des changes totalise 1500 milliards par jour et le montant des engagements de gré à gré sur les marchés dérivés atteint 72 000 milliards de dollars.

Comme le signale Maurice Allais, tout ceci ne fut rendu possible que par la multiplication des " faux-droits ", par la création ex nihilo de moyens de paiement privés qui accaparent la planète. Pour conclure, je citerai Jean Remy parlant de l'internationalisation des monnaies rendues pleinement convertibles et donc privatisées : " cette privatisation bien que résultant de la volonté des Etats, porte en elle-même dans un effet de rétroaction, la destruction de leurs souverainetés ".

V - Monnaie et Souveraineté

A - La souveraineté mondiale

Après ce survol rapide de l'évolution monétaire, nous voilà ramenés au dilemme de départ: la monnaie est-elle un bien public ou un bien privé ?

Face à cette privatisation du monde, deux postures se dégagent. La première est de dire que face à la mondialisation par le privé, il faut opposer une mondialisation par le public. Il faut faire, à l'échelle mondiale, ce qui s'est produit au début du XXe siècle et en particulier après la crise de 29 au niveau national: la Banque Centrale qui encadre et qui gouverne le crédit, donc le pouvoir financier. Les institutions pour accomplir cette mission existent déjà en germes, l'ONU pour édicter les règles de droit, le FMI, comme prêteur en dernier ressort. C'est la thèse de nombreux économistes dont Michel Aglietta est la figure emblématique.

La fonction de prêteur en dernier ressort est apparue à la fin du XVIIIe siècle et a été conceptualisée par Bagehot, banquier et économiste, en 1873. " En cas de crise, le prêteur en dernier ressort assure la liquidité des banques de second rang, de façon à leur permettre de faire face à leurs engagements. En se posant comme ultime recours dans les périodes de " courses à la liquidité ", la Banque Centrale apporte au marché la régulation qu'il ne peut trouver en lui-même ". Ruffini op. cit.

Cependant, cette gouvernance mondiale ne règle pas le problème de l'émission anarchique de crédit. Et comme le défend Maurice Allais, à la suite de Hayek et de Fisher, seule une couverture intégrale des dépôts à vue et a terme, peut mettre un terme à " la spéculation gigantesque que l'on constate [...] parce que l'on peut acheter sans payer et vendre sans détenir". C'est-à-dire que chaque crédit émis doit correspondre à une épargne correspondante.

Comme cette condition sine qua non pour assainir la finance n'est pas réclamée par les défenseurs de la gouvemance mondiale, ce droit exorbitant de prêteur en dernier ressort peut être assimilé à un pousse-au-crime: en effet, e banquier prête jusqu'au-delà du raisonnable, et la Banque Centrale intervient pour rembourser le créancier avec l'argent... des contribuables (cf. L'affaire du Crédit Lyonnais et des caisses d'épargne américaines).

Dans un tel système, le banquier peut s'écrier " pile je gagne, face tu perds ". On appelle cela pudiquement l'aléa moral.

D'ailleurs, le FMI s'en est bien rendu compte, car dernièrement il a refusé d'intervenir dans l'affaire argentine, laissant les créanciers en face de leurs responsabilités.

L'autre reproche que l'on pourrait faire à cette thèse est : " Comment une autorité mondiale pourrait-elle s'imposer et faire respecter l'universalité de ses lois à des pays aussi différents, aux intérêts aussi divergents, sans l'avènement d'une puissance impériale ? " Les États-Unis pourraient éventuellement, à terme, assurer ce rôle, mais il faudrait une crise autrement plus grave que celle du 11 septembre.

Face à cette impasse idéologique, il faut faire un retour à l'État national.

B - Le droit régalien de battre monnaie

Il est de bon ton depuis la révolution monétariste initiée par Milton Friedman de reprendre le célèbre jugement de David Ricardo : " l'expérience prouve que toutes les fois que le gouvernement ou une banque ont eu la faculté illimitée d'émettre du papier-monnaie, ils en ont toujours abusé ". Pour le courant monétariste, la monnaie est chose trop sérieuse pour la laisser entre les mains des gouvernants.

Paradoxalement, cela ne semble pas heurter les monétaristes que ce pouvoir illimité ait été confié à des intérêts privés. M. Allais rappelle " que, pendant des siècles, l'Ancien Régime avait préservé jalousement le droit de l'État de battre monnaie et le privilège exclusif d'en garder le bénéfice; la république démocratique a abandonné pour une grande part ce droit et ce privilège à des intérêts privés. Ce n'est pas le moindre paradoxe de notre époque ".

Maurice Allais a démontré de manière définitive que l'origine de l'inflation est due essentiellement à la multiplication des moyens de paiement par la création ex nihilo dans les banques secondaires, entraînant l'inflation qui a détruit l'épargne dans les années soixante-dix. Si elle n'apparaît plus actuellement, c'est à cause des politiques restrictives menées depuis 20 ans, qui ont pour but de contracter la masse salariale, donc la demande solvable, mais elle est bien présente sur les marchés financiers.

Maurice Allais propose donc l'interdiction totale de toute création monétaire à l'intérieur des banques secondaires par le taux de couvertures intégrales des prêts, et l'exclusivité de l'émission monétaire à la Banque Centrale.

C - Conséquences pour notre économie

Il est un phénomène curieux qui ne cesse d'interroger les politiques et les économistes, c'est la progression croissante de la dette publique. De 79 milliards de francs en 1975, elle est passée à plus de 5 000 milliards en 2000. Elle est concomitante à la progression des marchés financiers.

Pourtant cela s'explique très facilement. Jusque dans les années soixante-dix, l'inflation était supérieure au taux d'intérêt, donc l'intérêt réel (intérêt nominal déduit de l'inflation) était négatif et favorisait le débiteurinvestisseur face au créancier. Cela dynamisait l'économie car le poids de la dette diminue avec le temps. Sous l'influence des idées monétaristes, les Etats se mirent à lutter contre cette inflation en augmentant considérablement les taux d'intérêt, rendant le taux d'intérêt réel positif. En 1973, une loi interdit tout concours de la Banque Centrale au trésor, c'est-à-dire pour 1'Etat de créer de la monnaie.

Face à ce renversement, les entreprises virent leurs projets devenir moins rentables, voire pas rentables du tout. La longue litanie de faillites et de chômage commença. Cette politique restrictive, dite aussi de désinflation compétitive, obligea les entreprises à augmenter leur autofinancement car elles ne pouvaient plus accéder au crédit devenu usuraire, en comprimant la masse salariale et diminuant par là même la demande solvable.

Comme la nature a horreur du vide, c'est l'État, contraint et forcé, qui se substituera au désendettement des entreprises et des ménages en voyant sa dette croître de manière géométrique, entre autres à cause de la montée inexorable du chômage.

Les Etats, pris dans le piège récessif firent appel aux marchés financiers pour emprunter, alourdissant par la charge des intérêts le poids de la dette. En 1995, les intérêts de la dette représentaient 19 % des recettes fiscales, soit 72 % de l'impôt sur le revenu.

En refusant d'exercer son droit régalien de battre monnaie, l'État s'est mis à l'encan des financiers au détriment de tous. Or comme l'enseigne Abraham Lincoln, " le privilège de créer de la monnaie est le plus opportun dessein d'un gouvernement. Par l'adoption de ces principes, le besoin ressenti depuis longtemps d'uniformiser la monnaie aux besoins sera satisfait. Les assujettis aux taxes seront libérés des intérêts. L'argent cessera d'être le maître pour devenir la servante de l'humanité ".

D - Le caractère récessif de l'économie d'endettement

Il y a près de 80 ans, le Major Clifford Hugh Douglas, fondateur du " social credit movement " mettait en évidence avant la crise de 1929, par le théorème A + B, le caractère nécessairement récessif des économies d'endettement.

Chaque prix d'un bien se décompose en deux parties. L'une A, comprend les salaires et les revenus immédiatement disponibles. L'autre B, est formée des charges fixes, financières, sociales, fiscales et des bénéfices réinvestis. Elles ne sont pas immédiatement disponibles. Le prix du produit est formé de A + B, or seul A est immédiatement disponible. Donc pour acheter A + B, il faut faire appel au crédit. Et plus la production va croître et plus la dette va devenir pesante.

Tovy Grjebine, par sa " théorie séquentielle de la récession " qu'il expose dans Récession et Relance et Théories de la crise et politiques économiques arrive à la même conclusion. Il remarque cependant que dans une économie en croissance, tant que les agents économiques augmentent leurs endettements, la production peut être écoulée. Mais quand ils atteignent le seuil d'endettement, et ne peuvent plus aller au-delà, les stocks d'invendus se forment, l'économie entre en récession.

Toute croissance économique suppose une croissance de la masse monétaire similaire. Mais il est fondamental que cette croissance monétaire n'ait pas comme contrepartie une dette.

Il est intéressant de noter qu'Aristote est hostile à toute forme d'intérêt et qu'à l'origine, la monnaie est considérée comme un moyen d'éteindre la dette [cf. notre citation d'Aristote plus haut]. .

Grjebine considère alors que seul l'État est capable de changer les contreparties de la monnaie et opérer le désendettement de tous les agents économiques par la mise en place d'une monnaie libre et franche d'intérêt, en permanence au service de la communauté.

S'il est à la fois sain et nécessaire de désendetter notre économie, M. Grjebine signale que si 25 % des entreprises le faisaient en même temps, cela entraînerait l'effondrement de l'économie par la diminution drastique de la masse monétaire.

Toutes les études démontrent que la monnaie endogène ou de crédit est nécessaire pour stimuler l'économie mais qu'elle n'est qu'un palliatif qui se révèle à terme pire que le mal. Il faut donc remplacer la monnaie d'endettement par une monnaie permanente.

E - la politique de changement des contreparties de la monnaie

Initiateur et concepteur de la proposition de loi organique 157 déposée par l'intergroupe conjoncture à l'Assemblée Nationale en 1981, Tovy Grjebine proposait de stimuler le désendettement des agents économiques par des crédits d'impôt correspondants. Ce qui, nécessairement, entraînerait l'augmentation du déficit public qui serait compensé par une injection égale de monnaie de la Banque Centrale.

Il n'y aurait pas d'augmentation de la masse monétaire mais simplement changement des contreparties de la monnaie qui assainirait l'économie et diminuerait la charge des frais financiers. L'opération pourrait être renouvelée plusieurs années de suite, elle stimulerait l'économie. Des études prospectives ont été faites en France et aux États-Unis qui donnèrent comme résultat une croissance de 5 % par an et une éradication du chômage en une législature.

Malheureusement ce projet de loi ne fut examiné qu'en juillet 1981. Le nouveau gouvernement socialiste avait pris une autre voie dont chacun se souvient des pitoyables résultats.

Avant de conclure ce chapitre et d'aborder le dernier par un aperçu historique des politiques de relance par le désendettement, je citerai cette phrase de Marcel Macaire, professeur d'économie à Nanterre : " la création monétaire par la Banque Centrale est par nature une dette sans créancier puisque l'Etat se prête à lui-même. C'est parce qu'il se croit obligé d'en avoir, qu'il emprunte à d'autres que lui-même et crée de ce fait un déficit budgétaire. C'est cette méprise - et elle seule - qui crée la dramatique situation du chômage dans laquelle nous nous débattons aujourd'hui ".

VI - Aperçu historique des politiques de relance

A - Moïse

Curieusement la première analyse sur la tyrannie de la dette et les moyens de s'en défaire se trouve dans le Lévitique 25, 10-11: Un des livres du Pentateuque que la tradition attribue à Moïse (treize siècles av. J-C). Il proclame l'extinction de toutes les dettes et la libération de tous les hébreux mis en esclavage pour cause de dettes tous les 49 ans, année du Jubilé. Ce texte n'est évidemment pas argumenté puisque c'est un décret divin, mais l'on ne peut qu'y constater sa pré-science dans une économie non monétaire.

Je signale qu'un gramme d'or épargné à la naissance de JésusChrist à 3,25 % par an représenterait actuellement 6.10 puissance 26 tonnes d'or, soit l'équivalent de la masse de la terre.

Deux économistes genevois, Dembinski et Bovin ont repris récemment l'idée jubilaire de remise des dettes et de créances dans Rapport moral sur l'argent dans le monde, 2000 (www.obsfin.ch).

B - L'Antiquité

Le monde grec traversa au VIIe siècle av. J-C. une crise qui fit croître les domaines des grands propriétaires terriens et réduisit les paysans pauvres à la misère et à l'esclavage pour dette. Constatant que l'armée athénienne se réduisait de manière dramatique (car seuls les hommes libres pouvaient combattre), Solon (640-561) libéra les athéniens mis en esclavage et éteignit toutes les dettes. Il procéda en même temps à une dévaluation de 30 % et développa l'artisanat en vue de l'exportation.

Petite ville au VIIe siècle, Athènes était devenue une ville prospère au début des guerres médiques (490-479). Mais, c'est à la suite de la découverte des nouveaux filons argentifères dans les mines du Laurion, qu'Athènes doit sa splendeur. En effet, cet afflux soudain de métal précieux fut utilisé par Thémistocle (524-459) en 483 pour la construction d'une flotte gigantesque de 200 trirèmes qui lui permit de remporter la victoire de Salamine en 480 contre les Perses. Il assurait à l'avenir l'hégémonie d'Athènes sur le monde grec jusqu'à la fin de la guerre du Péloponnèse en 404. La ville d'Athènes tirait l'essentiel de ses ressources de l'exploitation des mines lui procurant une richesse inégalée dont il reste encore actuellement tant de vestiges.

Face à l'afflux de richesses, les Athéniens étaient confrontés au danger de l'accumulation et de la thésaurisation. Ils l'évitèrent par une politique active de grands travaux (la construction du Pirée, de l'Acropole...) et par les lois de liturgie qui obligeaient les citoyens les plus riches et les métèques à des dépenses de service public dont la plus coûteuse était l'équipement des trières.

Il est intéressant de noter que la chute d'Athènes, d'après Thucydide, fut due à la trahison d'Alcibiade qui conseilla aux Spartiates d'occuper en 413 la Décélie qui contrôlait les mines du Laurion. Alcibiade ajouta " des richesses que compte le pays, la majeure partie vous reviendra " et du même coup, " les Athéniens se trouveront privés des revenus des mines d'argent du Laurion " [Histoire de la guerre du Péloponnèse, VI, chap. XCI].

À l'origine, Rome ne connaissait que la monnaie de bronze, l'as qui suffisait aux échanges de la cité. Mais à la fin du IIIe siècle, la deuxième guerre punique (218-202) contre Carthage entraîna des dépenses telles que Rome dut faire appel à l'emprunt privé. Dans l'incapacité de rembourser ses créanciers, Rome dévalua progressivement sur 16 ans des 5/6èmes de sa valeur, monétisant en grande partie l'Ager Publicus. Heureusement, la victoire souriait aux Romains qui s'accaparèrent les mines argentifères espagnoles de la région de Carthagène jusqu'alors sous domination carthaginoise qui rapportèrent à Rome 25 000 deniers d'argent par jour.

L'État romain conserva jusqu'à sa chute le monopole de la frappe des monnaies dont les quantités quintuplèrent annuellement entre 140 et 90 avant J.-C., pour se stabiliser jusqu'à l'avènement de l'Empire. Pour avoir un ordre de grandeur, quelques années de monnayages romains représentaient l'équivalent d'un siècle de monnayage athénien. Cependant, Rome connut de nombreuses crises d'endettement et de paiement, en particulier au Iet siècle avant notre ère, qui étaient souvent dues à des crises extérieures comme la guerre d'Asie contre Mithridate (89-85 av. J-C) qui entraînaient la perte de confiance, la rides publica, la thésaurisation et le manque de liquidités, l'inopia nummorum. L'État procédait alors à des injections massives par le canal des dépenses militaires, décidait un moratoire des dettes et octroyait des crédits d'impôt. L'équilibre serait rétabli avec la victoire par le butin ou le tribut. Ainsi l'Asie et la Grèce seront pressurées de telle manière que cela prendra des allures de cataclysme économique. Son " endettement " vis-à-vis de Rome était de 720 millions de deniers qu'il faut rapporter à ce que coûtait la distribution de blé annuelle à Rome, 15 millions, soit à peine 2 % de la dette de l'Asie.

Un autre phénomène intéressant est l'absence de dette publique à Rome. Différence notable avec l'Occident qui connut le problème insurmontable de la dette publique dès le début du XIVe siècle et créa une classe inconnue de l'Antiquité: les financiers. Claude Nicolet dans Rendre à César, conclut que " l'absence de dette publique explique que les entreprises financières et le système de crédit ne se soient pas transformés à Rome ". Rome ne connaissait pas la monnaie d'endettement.

L'observation de l'histoire monétaire nous montre que toute grande renaissance politique fut précédée par un afflux massif de numéraire. Le siècle d'Auguste, le "siècle d'or", fut financé par le pillage des temples égyptiens après la victoire d'Actium contre Marc-Antoine, la renaissance carolingienne par la découverte de mines d'argent en Dacie, la Renaissance par l'afflux d'or des Amériques, la révolution industrielle en Europe par la découverte des mines d'or de Californie...

C - L'époque contemporaine

Mais ceci s'est produit sous le régime de la monnaie métallique. Il en va autrement avec la monnaie d'endettement dont nous avons vu qu'elle résout le problème de l'écart récessionniste en le reportant dans le temps jusqu'au moment où est atteint le seuil d'endettement qui ne permet plus de l'utiliser, c'est alors la crise.

Or, la crise la plus exemplaire et qui a laissé le plus de traces dans la mémoire européenne est celle de 1929. Sans entrer dans les détails, son origine est due au rétablissement de la convertibilité du Franc et de la Livre en or en 1925-1928.

En effet, dans le système de Gold Exchange Standard, l'or se trouvait aux États-Unis et uniquement le dollar était convertible. Churchill et Poincaré en rétablissant la convertibilité de leur monnaie, échangèrent des dollars contre de l'or, ce qui diminua le stock aux USA, et qui par contrecoup réduisit la part de la monnaie permanente dans la masse monétaire. Les premiers signes d'essoufflement de l'économie américaine apparurent au début de 1929.

Malgré les discours rassurants, la production industrielle se mit à baisser. Dès septembre, la spéculation boursière financée essentiellement par le crédit bancaire commença à montrer des signes d'inquiétudes, les ventes s'accélérèrent et en octobre, le jeudi 24, les prix dévissèrent entraînant dans leur chute la faillite du système bancaire américain.

La répercussion en Europe ne se fit pas attendre, et dès les premières semaines de 1930, elle entrait en dépression. L'Allemagne et l'Autriche furent les plus touchées car leurs économies étaient extrêmement liées au secteur bancaire américain (qui avait prêté énormément par les plans Dawes et Joung décidés à la Conférence de Gênes en 1922. Il s'agit à l'époque de trouver une solution aux questions des réparations).

En 1931, la moitié du système bancaire allemand et autrichien avait fait faillite, entraînant une diminution formidable de la masse monétaire en jetant dans la misère des millions de personnes. En 1932, l'Allemagne connaîtra 7 millions de chômeurs, et 25 % de la population sera plongée dans la mendicité.

Face à l'incapacité de la République de Weimar et face au péril de la révolution bolchevique, les Allemands se jetèrent dans les bras d'Adolf Hitler en janvier 1933, seule planche de salut dans un monde qui venait de chavirer.

Ici apparaît un homme, ignoré de l'histoire économique et dont il faut remercier M. Grjebine d'avoir eu le courage de le ressusciter, M. Ernst Wagemann. Il rentrait des États-Unis, où il enseignait l'économie, avec une solution: ce que nous vivons actuellement est le contraire de l'hyper-inflation du début des années vingt où il y avait trop de monnaie en circulation par rapport à la production. Maintenant, nous sommes en déflation, il manque de la monnaie par rapport à la production. Il faut donc en émettre. La nouvelle équipe dirigeante fut séduite et Schacht, le magicien de la finance, fut chargé d'appliquer cette solution.

Il est intéressant de signaler que la préface de la Théorie Générale de J.M. Keynes, publiée en 1936, était consacrée à la politique du docteur Schacht et faisait l'apologie de la méthode de préfinancement de l'économie par le troisième Reich. Cette méthode était considérée par l'auteur comme le seul moyen efficace de lutter contre la crise et le chômage. Mais Keynes ne s'arrête pas là, et au cours de son ouvrage, il défend les thèses de Silvio Gessell et du major Cliford Hugh Douglas et pense qu'il y a encore beaucoup à trouver dans ces deux économistes qui sont restés dans l'anonymat.

En quoi consistait-elle? L'État passa commande de travaux auprès des entreprises privées qu'il paya avec des bons de travail escomptables auprès de la Banque Centrale. Les entrepreneurs payèrent leurs salariés et leurs fournisseurs avec ces moyens de paiement, qui furent ensuite présentés et escomptés auprès d'une banque secondaire qui elle-même les présenta et se les fit escompter auprès de la Reichbank, qui ne se les fit jamais rembourser par l'État. L'État avait procédé à une émission ex nihilo de monnaie permanente. Les résultats ne se firent pas attendre ; en 1937 le chômage avait disparu, l'économie connaissait une croissance formidable et en 1938, l'Allemagne dut faire appel à de la main-d'ceuvre étrangère.

L'expérience venait de démontrer que l'argent n'est pas gagé parce qu'il y a derrière lui, mais parce qu'il y a devant, le travail et la production de la communauté.

En 1938, aux États-Unis, malgré les plans de relance par le déficit public, le chômage touchait encore 8 millions d'américains. Les bruits de bottes venant d'Europe se faisant entendre, le gouvernement fédéral décida la loi prêt-bail de financement de l'effort de guerre. Il émit des bons du trésor qui furent rachetés par la Federal Réserve. 20 % de l'effort de guerre furent financés par ce principe. En 1941, les États-Unis ne connaissaient plus le chômage.

D'autres expériences ont été menées depuis. Pendant les Trente Glorieuses parce qu'on appelle " le circuit du trésor ", au Japon entre 1975 et 1980 et plus récemment aux États-Unis en 1991, la Federal Réserve a monétisé 100 milliards de dollars de bons du trésor dont chacun a pu mesurer les conséquences par l'expansion et le dynamisme de l'économie américaine pendant 7 ans.

Conclusion

Pour reprendre une métaphore chère aux Anciens, la monnaie est à l'économie ce que le sang est au corps humain; s'il en manque, c'est l'anémie, s'il y en a trop, c'est la congestion. Il ne viendrait à l'idée de personne d'emprunter son propre sang. Alors, il revient à l'État, pour le service du bien commun, d'assurer l'offre à la demande de monnaie pour qu'enfin l'économie soit au service de l'homme

Eric Dillies

 

(extrait du Bulletin Science et  Foi  n° 64 et 65, 2e Trimestre 2002,

CESHE France - B.P. 1055 - 59011 Lille cedex)


 

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