Cachez moi ces “salauds de pauvres” [1]
que je ne saurais voir ! Nous avons déjà évoqué ici la multiplication des situations de pauvreté monétaire
des ménages, dont certains ne bénéficiaient d’aucun secours, à l’origine de
la création des minima sociaux palliatifs et conditionnels. On sait que ces aides
spécifiques apportées aux populations pauvres comme les lois qui résultèrent
du système de Speenhamland furent, de
tout temps, l’objet de nombreuses controverses. Polanyi considérait que ces minima sociaux permettaient de préserver le modèle économique traditionnel de la
société rurale au détriment de la création d’un véritable marché du travail
dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Ces lois auraient ainsi retardé
l’instauration d’un marché du travail concurrentiel du travail et incitèrent
les employeurs à faire baisser les salaires au-dessous du seuil de
subsistance. Les détracteurs de ce système considèrent qu’il empêcha ou
ralentit la prolétarisation du petit peuple, interdisant la constitution
d’une classe ouvrière moderne, mais constituait une tentative, inefficace et maladroite et vouée à l’échec pour maintenir un ordre
rural traditionnel en face de l’économie de marché
Pauvreté des travailleurs et pauvreté des ménages Ces
minima sociaux n’ont cependant pas empéché l’émergence des travailleurs pauvres. En revanche, ils tendent à
ralentir, voire suspendre, la reprise d’un emploi. Perversité d’un système
qu’il convenait de combattre. Réalisation tentée avec plus ou moins de
pertinence. On rappellera tout d’abord qu’un travailleur est
réputé pauvre, toutes choses égales par ailleurs, quand ses revenus du
travail sont inférieurs à 50 % (selon la norme française) ou 60 % (selon la
norme européenne) du revenu du travail médian de la population observée. Un revenu est médian quand une moitié de la population perçoit un
revenu inférieur et l’autre moitié un revenu supérieur. Les travailleurs pauvres, sont au sens du Comité de protection sociale européen, “des
personnes vivant dans un ménage pauvre au sens monétaire et relatif du terme,
c’est-à-dire un ménage dont le revenu par unité de consommation est inférieur
à 60 % du revenu médian national. Ils doivent avoir été en emploi plus de la
moitié de l’année précédente, soit au moins sept mois”. Le tableau suivant
souligne les écarts qui résultent des taux de pauvreté des travailleurs et
des taux de pauvreté des ménages dans quelques pays de l’Union européenne en
2001 [3].
Source
: Eurostat, Centre d’études de l’emploi, étude citée. Néanmoins,
en France, tous les travailleurs gagnant moins que ce seuil ne sont pas
considérés comme pauvres s’ils vivent dans des types de ménages ou
connaissent une situation familiale qui ne les exposent pas à la pauvreté. L’apparition
de cette nouvelle catégorie de travailleurs, ultime conséquence de la
diminution des revenus du travail depuis 1970, révèla les limites des minima sociaux
traditionnels. Par exemple, en France, le revenu minimum d’insertion (RMI)
est un minimum social garanti dont le montant décroit à mesure que le revenu
d’activité croît jusqu’à ce qu’il l’épuise.
Ainsi,
avec un RMI alloué à un actif inoccupé
(sans emploi) de 100, le RMI alloué à un actif occupé (en emploi) dont
le revenu d’activité en atteint les deux tiers n’en perçoit que le tiers
restant. Il s’épuise quand le revenu d’activité perçu en atteint un montant
identique. Assurées qu’elles étaient de percevoir un montant identique au
RMI, qu’elles soient sans emploi ou en emploi, les populations éligibles à l’allocation
du RMI, n’avaient, en conséquence, aucun avantage monétaire à chercher et à
accepter un emploi dont le revenu, fonction du taux salarial et de la durée
du temps de travail, lui était inférieur. En revanche, elles y trouvaient de
nouvelles charges (transport, garde des enfants...) Ces populations pouvaient
ainsi rapidement se désocialiser et perdre une partie du capital humain
acquis, rendant de plus en plus complexe le retour à l’emploi. Elles
s‘installaient ainsi durablement dans
l’inactivité et la pauvreté. Ce
type de situation pénalise la
recherche d’emploi. On parle ici de trappes à inactivité et de pauvreté.
Le RSA, un nouvel impôt négatif Il
convenait en conséquence d’accorder un avantage monétaire relatif aux
populations éligibles à l’allocation du RMI et occupant un emploi. C’est donc
afin de combattre ces trappes à inactivité et à chômage que sera instauré dès
2009 sur la proposition de Martin
Hirsch, Haut commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté,
le revenu de solidarité active (RSA).. Toutefois, si le RSA tend à inciter
ses bénéficiaires à retrouver un emploi en lui accordant un avantage
monétaire, il ne réduira que marginalement la pauvreté. Cet objectif aurait
nécessité une approche et une ambition différentes. En effet, le RSA se
substitue au RMI et à l’API (Allocation de Parent Isolé) et va permettre
d’augmenter le revenu des ménages où vit un travailleur pauvre (7 % des
ménages en 2008) en augmentant graduellement ses revenus.
C’est une incitation monétaire au retour à
l’emploi (ou à l’occupation d’un emploi) qui a pour objectif d’assurer
l’augmentation des ressources d’une personne bénéficiaire d’un minimum social
qui prend ou reprend un travail, exerce ou accroît son activité. Il lui
permet d’espérer des hausses futures de revenu liées à l’expérience
professionnelle et à la qualification. Son
taux plein et identique au montant du RMI (soit 447,91 euros par mois pour
une personne seule en 2008), alors que le seuil de pauvreté est proche de 700
euros calculé sur la base de 50 % du revenu médian (estimé à 681 euros en
2005) ou 900 euros calculé sur la base de 60 % (estimé à 817 euros à 60 %).
Le
RSA ne peut donc supprimer la pauvreté monétaire, il ne peut en supprimer
qu’une proportion marginale (1). Il peut, en revanche, encourager le
développement du temps partiel subventionné, ce qui revient à faire financer
par l’Etat l’emploi privé (2). Enfin, son instauration occulte la diminution
de valeur des minima sociaux depuis 2002 relativement au revenu médian, au SMIC,
et aux principaux indicateurs de revenus (3). 1) Le RSA ne peut supprimer la
pauvreté monétaire. Le
montant du RSA (taux plein) est identique à celui du RMI (soit 447,91 euros
en 2008). Le seuil de pauvreté pour une personne seule calculé à 50 % ou 60 %
du revenu médian était respectiviement égal à 681 euros et 817 euros en 2005,
et évolue autour de 700 et 900 euros en 2008. Le
calcul du revenu disponible d’un bénéficiaire du RSA, peuut s’écrire, qu’il
soit en emploi ou sans emploi : 100
% Revenu du travail + 100 % RSA – 38 % Revenu du travail = 62 %
Revenu du travail + 100 % RSA On
en déduit que : Tous
les bénéficiaires d’un RSA dont les revenus du travail n’excéderont pas a) :
406,4 euros par mois (soit 40 % de 1037 euros, montant du SMIC net 2008) ou
b) : 729 euros (71 % du SMIC 2008) [5]
seront sous le seuil de pauvreté monétaire estimé à 50 % et 60 % du revenu
médian. On
en conclut que, malgré le RSA, totu salarié à mi temps rémunéré au SMIC
restera un travailleur pauvre sous le seuil de pauvreté. Selon Denis Clerc [6],
seul 0,8 % de la population des 13,2 % des ménages réputés pauvres poura se
hisser, avec le mécanisme du RSA, au dessus du seuil de pauvreté. Le
RSA ne réduira donc la pauvreté que de 6 %.... 2) Le RSA revient à faire financer par
l’Etat les bas salaires. La
fraction de réduction du revenu du travail influence la valeur du RSA alloué.
Plus cette fraction sera basse, plus le revenu total des bénéficiaires du RSA
sera élevé. En revanche, plus cette fraction sera élevée, plus le revenu total
sera bas. Le
gouvernement a retenu un taux de réduction du RSA égal à 38 % des revenus du
travail perçus. Des taux de réduction inférieurs auraient certes élevé le
revenu total reçu par les bénéficiaires du RSA . Mais surtout ils auraient
mécaniquement élevé le plafond du revenu du travail au dessous duquel RSA est attribuable, et donc augmenté le
nombre des populations éligibles. Inversement, des taux supérieurs au taux
retenu aurait diminué le plafond du revenu du travail au dessous duquel le
RSA est attribuable, et diminué le nombre des populations éligibles. Le
tableau suivant présente les limites supérieures des revenus du travail au
dessous desquels le RSA pourrait être attribué avec des taux de réduction
inférieur et supérieur au taux retenu de 38 %. Par exemple 25 % et 50 %.
On
s’aperçoit ainsi qu’avec un taux de réduction du revenu du travail de 25 %,
l’allocation du RSA s’éteindrait avec un revenu du travail équivalent à 1792 euros, soit 1,72 % SMIC net à temps
complet 2008, à 38 %, il s’éteint à 1179 euros, soit 1,13 SMIC et à 50 %, il s’éteindrait à 0,86
SMIC. On
en déduit qu’avec un RSA auquel on applique un taux de réduction de 38 % des
revenus du travail, tous les revenus du travail inférieurs à 1179 euros
seront bonifiés par l’Etat. Il
s’agit donc d’un encouragement et d’une incitation donnés aux entreprises
d’offrir des emplois qui, par leur durée du temps de travail et le taux
horaire, n’excèdent pas 1179 euros. Un
autre effet pervers du RSA peut également être d’inciter employeurs et
employés à ne déclarer qu’un revenu inférieur ou égal à ce revenu maximal du
travail afin que l’employé en bénéfice
et que l’employeur soit exempt de charges sur le revenu et les heures
non déclarés. 3) Le RSA occulte la relégation des
minima sociaux et l’accentuation des écarts sociaux qui en résulte. Au
1er janvier 2000, l’Allocation Adulte
Handicapé (AAH) était fixée à 3576 francs (545 euros) et le seuil de pauvreté
(défini à 50 %) à 3800 francs (580 euros)), soit un rapport de 0,93/1. Au 1er
janvier 2008, le montant de l’AAH était de 628 euros et le seuil de pauvreté
dépasserait les 800 euros, soit un rapport de 0,78/1. Le décrochage est
patent. Selon Jean
Gadrey [7],
pour une personne seule, le RMI représentait 34,9 % du revenu médian en 1990,
32,1 % en 2002 et 30,1 % en 2007 ; le minimum vieillesse en couvrait
48,7 % en 1990, 45,1 % en 2002 et 42,5 % en 2007. La base mensuelle des
allocations familiales en
couvrait 31,1 % en 1990, 26,9 % en
2002 et 25,4 % en 2007. Pour nous
résumer, on peut dire que le RSA sortira de la pauvreté un peu moins d’une
personne sur dix, mais créera des trappes à bas salaires alors que la
stagnation relative des minima sociaux a déjà créé des trappes à exclusion. Dépasser
la critique et faire évoluer l’existant. Le coût
social du RSA est estimé à 4,3 milliards d’euros financés en partie par les
montants précédemment utilisés pour le RMI et l’API, et par une taxe de 1,1 % sur les revenus
du patrimoine et les placements financiers, à hauteur de
1,5 milliard, au départ. Or, en
laissant dériver de nombreux minima sociaux depuis 2002, l’Etat a réalisé de
substantielles économies supérieures au 1,5 milliard d’euros nécessaire à ce
complément de financement du RSA. Jean Gadrey note que l’Etat a réalisé en
2007 une économie de 400 millions d’euros en laissant dériver le RMI du
revenu médian, auquel il convient d’ajouter celles qui proviennent du
décrochage des autres minima sociaux, du minimum contributif accordé aux très
petites retraites, et des prestations familiales. Ensemble qui, sans tenir
compte des économies liées aux franchises médicales, excèdent ce 1,5
milliard. Comme ces économies ne
furent pas utilisées au financement de ce 1,5 milliard de complément, on
aimerait en connaître l’utilisation. Par ailleurs,
Denis Clerc souligne qu’il aurait été préférable d’appliquer le mécanisme du
RSA à partir d’un emploi à tiers temps et non à partir de la première heure
travaillée. Ce plancher de la durée du travail aurait pu, selon lui, moraliser le marché du travail, autrement
dit les employeurs et les employés potentiels. Il aurait alors fallu, à
partir d’un tiers temps (345 euros pour un SMIC 2008 à 33,3 %) allouer un RSA
toujours équivalent au RMI (448 euros)
mais avec une moindre dégressivité. Or, nous avons vu précédemment que
plus le taux de dégressivité du revenu du travail appliqué au RSA est faible,
plus celui-ci s’éteint avec un revenu élevé. Dans notre exemple précédent, un
taux de dégressivité de 25 % éteint l’allocation du RSA avec un revenu du
travail de 1792 euros, revenu supérieur au revenu médian. On devine les
effets de seuil que ces taux bas généreraient sur le marché de l’emploi. Une autre
solution consisterait à relever le RSA
à taux plein en augmentant le taux de dégressivité. Par exemple un montant à
taux plein égal au seuil de pauvreté (entre 700 et 800 euros) assorti d’un
taux de dégressivité qui l’éteindrait au revenu médian ou un peu en dessous.
Mais ce mécanisme serait naturellement très coûteux et générerait également
des effets de seuil. On s’aperçoit
ici que les principes redistributif (financé par l’impôt) et conditionnel
(sous plafond de ressources, handicapé, parent isolé, etc) des minima sociaux
et autres impôts négatifs ont des limites et des effets de seuil au-delà
desquels les inconvénients excèdent les avantages. Admettons
cependant qu’il s’agisse d’un premier pas destiné à réduire la dispersion des
revenus. On sait d’ailleurs que l’idée d’un dividende universel est dans les
couloirs du Gouvernement depuis qu’il fut défendu par Christine Boutin. Enfin, nos
lecteurs connaissent notre proposition de dividende familial financé par un
crédit social de la Banque centrale qui implique une réforme de la
distribution du crédit. Thèse révolutionnaire sans doute. La crise financière
des subprimes qui n’en finit pas de placer ses métastases sur nos économies
confirme cependant son opportunité.
Tous les
gouvernements et les partis politiques refusent pour l’instant d’arrêter le
développement de ces crises et les distorsions de distribution des revenus en
s’attaquant à la racine du mal (la création monétaire par des institutions
privées commerciales), au nom du maintien du modèle contemporain de
répartition des richesses. Les peuples accepteront-ils longtemps
l’accroissement des écarts sociaux et la déstabilisation des sociétés par les
crises financières jusqu’à leur disparition ? De nouvelles forces et
modèles se lèveront-ils alors ? Serons-nous de ceux-là ? Janpier
Dutrieux [1] - Référence à la réplique de Jean Gabin dans le film
de Claude Autant-Lara d’après Marcel Aymé La traversée de Paris. Salauds de
pauvres est également le titre de l’ouvrage (Gutenberg 2006) fondateur de
l’association Salauds de Pauvres de Jacques Deroo, directeur des Chalets de
l’espoir (Ivry sur Seine). http://www.salaudsdepauvres.com/
- 2 - Karl Polanyi, économiste d’origine hongroise
(1896-1964) La Grande
transformation,(1944) Gallimard, 1983,
p.114. 3 - On notera qu’une récente étude constate que dans
les pays nordiques (Finlande, Suède), la protection sociale assure une
redistribution sociale plus importante. Mais « dans les pays du sud de
l’Europe, la protection sociale s’étant généralisée plus tardivement,
notamment à cause de l’importance des solidarités familiales, les transferts
sociaux (hors pensions) restent d’un niveau très faible et sont donc
globalement très peu redistributifs » (Connaissance de l’emploi, Centre
d’études emplois n°36, nov. 2006). Autrement dit, le déclin tardif des
solidarités familiales dans les pays du Sud de l’Europe n’a pas incité les
pouvoirs publics à organiser une solidarité d’Etat. 4 - On appelle seuil le niveau d’une variable (ou
d’une certaine valeur) au-delà duquel des anomalies – ou effets de seuil - se
développent. En fonction des cas de figure, on recherchera ou évitera ces
effets de seuil. 5 - Soit le montant du seuil de pauvreté - le montant
du RSA taux plein arrondi à 448 euros = solde représentant 62 % du salaire
versé x par 100/62. a)
700 – 448 = 252 x 100/62 = 406,4 b)
900 – 448 = 452 x 100/62 = 729 6 - Denis Clerc,
membre de la Commission présidée par Martin Hirsch en 2005 sur le RSA,
Alternatives économiques n°272, sept. 2008. 7 - Jean Gadrey, Observatoire des inégalités. retour à Une economie créditrice |
|
[1] - Référence à la réplique de Jean Gabin dans le film
de Claude Autant-Lara d’après Marcel Aymé La traversée de Paris. Salauds de
pauvres est également le titre de l’ouvrage (Gutenberg 2006) fondateur de
l’association Salauds de Pauvres de Jacques Deroo, directeur des Chalets de
l’espoir (Ivry sur Seine). http://www.salaudsdepauvres.com/
-
[2] - Karl Polanyi, économiste d’origine hongroise
(1896-1964) La Grande
transformation,(1944) Gallimard, 1983,
p.114.
[3] - On notera qu’une récente étude constate que dans les
pays nordiques (Finlande, Suède), la protection sociale assure une
redistribution sociale plus importante. Mais « dans les pays du sud de
l’Europe, la protection sociale s’étant généralisée plus tardivement, notamment
à cause de l’importance des solidarités familiales, les transferts sociaux
(hors pensions) restent d’un niveau très faible et sont donc globalement très
peu redistributifs » (Connaissance de l’emploi, Centre d’études emplois
n°36, nov. 2006). Autrement dit, le déclin tardif des solidarités familiales
dans les pays du Sud de l’Europe n’a pas incité les pouvoirs publics à
organiser une solidarité d’Etat.
[4] - On appelle seuil le niveau d’une variable (ou d’une
certaine valeur) au-delà duquel des anomalies – ou effets de seuil - se
développent. En fonction des cas de figure, on recherchera ou évitera ces
effets de seuil.
[5] - Soit le montant du seuil de pauvreté - le montant du
RSA taux plein arrondi à 448 euros = solde représentant 62 % du salaire versé x
par 100/62.
a) 700 – 448 = 252 x 100/62 = 406,4
b) 900 – 448 = 452 x 100/62 = 729
[6] - Denis Clerc,
membre de la Commission présidée par Martin Hirsch en 2005 sur le RSA,
Alternatives économiques n°272, sept. 2008.
[7] - Jean Gadrey, Observatoire des inégalités et blog. 2008.